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Les glissements de sens dans “Panégyrique” de Debord (quatrième partie)

 

Avant de s’intéresser au discours dans Panégyrique, et du style propre qu’il met en jeu, rappelons sur quelles bases repose un texte littéraire. La rhétorique est, selon Richelet, « l’art qui considère dans un sujet ce qui est propre à persuader et qui enseigne à ranger dans un bel ordre et à exprimer d’une manière ornée et ingénieuse ce qu’on a imaginé de raisonnable dans le sujet dont on veut parler. »

Le mot art connote le terme technique (dont le sens originel provient de l’étymon teckhnê, qui signifie art), c’est-à-dire l’ensemble des procédés d’un art ou d’un métier. C’est ainsi que l’art littéraire au XVIIe siècle est conçu comme une technique d’écriture. Les procédés de cette technique consistent dans l’ensemble de ses codes et de ses règles, hérités surtout du modèle antique. Ainsi, la rhétorique est la somme des éléments techniques constitués en art, ou l’art d’écrire en prose.

On relève dans la définition de Richelet les termes art et sujet. Cette distinction paraît pertinente dans le cas de Panégyrique. Elle postule que la technique d’écriture qui va prendre en charge le sujet désigné resterait indépendante, qu’elle n’est qu’un outil qui va forger un matériau donné. L’instrument technique qu’est l’art d’écrire va servir à façonner le matériau brut en produit fini ; c’est l’auteur qui choisit les outils adéquats pour les adapter à son sujet. Cette appropriation des éléments techniques de l’art d’écrire, cette médiation entre la rhétorique et le sujet peut être considéré comme le style d’un auteur.

On peut retrouver l’origine d’un style en remontant à la forme orale, c’est-à-dire à l’élocution. Celle-ci est l’équivalent pour la parole de la rhétorique pour l’écrit. Ainsi, Debord annonce qu’il va écrire « la langue [qu’il a] apprise et, dans la plupart des circonstances, parlée » (20). Cette origine est importante à rappeler (même si le départ entre mythe et réalité est impossible à faire), car l’éloquence, soit le talent de bien parler, est l’art par excellence de la communication. Et Debord insiste a contrario sur ce qu’est devenu pour lui « le langage effectivement parlé dans les conditions de vie modernes » (20), un langage « socialement résumé à sa représentation élue au second degré par le suffrage médiatique, comptant environ six ou huit tournures à tout instant redites et moins de deux centaines de vocables, dont une majorité de néologismes, le tout étant soumis à un renouvellement par tiers chaque semestre » (20).

Il oppose ainsi « le ton de [son] discours » au style des énoncés « des moyens de la domination moderne » (21) (ceux des médias, de la publicité, des institutions). Et il argumente cette opinion en ajoutant que « c’est uniquement en ayant vécu comme cela que l’on peut avoir la maîtrise de cette sorte d’exposé » (21-22), ou bien « que la vérité de ce rapport sur [son] temps sera bien assez prouvée par son style » (21).

Cette insistance sur une langue de bon français rappelle cette considération des Grecs sur « la supériorité de la civilisation sur la barbarie », démontrée par le « passage du langage “naturel” à la parole artiste, de la barbarie à la sociabilité. » Panégyrique peut être considéré comme un manuel du bien-dire, l’exposé de la sauvegarde du français classique contre les bouleversements de la langue dans la seconde moitié du XXe siècle. Panégyrique est la mise en acte d’une sorte de nouvelle Défense et Illustration de la langue française. C’est en ce sens aussi que fonctionne la définition du mot panégyrique en exergue, extraite du Littré, dictionnaire de la langue du XIXe siècle.

Cette citation — ce sont les premiers mots du texte, ceux d’un philologue qui s’est efforcé de rassembler l’ensemble du vocabulaire français en le confrontant à chaque fois à son emploi le plus juste des meilleurs auteurs classiques — veut prouver que tout style, toute pensée, toute logique ne peuvent se développer que sur les bases du choix de mots précis.

Mais la citation de Richelet dit aussi qu’il faut « ranger dans un bel ordre » les idées qu’on a décidé d’exprimer sur un sujet donné. L’organisation du discours est un moyen de mieux informer et permet à l’auteur de faire passer plus clairement ce qu’il a à dire. Ainsi Debord note que « se faire comprendre est toujours un mérite, pour celui qui écrit » (18).

Pourtant, le début du texte semble mêler les lieux du discours : le premier paragraphe évoque un regard rétrospectif de l’auteur sur sa vie et l’incompréhension prévisible du jugement des hommes sur certains aspects de cette vie ; le second développe toute la rigueur d’une argumentation logique et déductive sur l’opposition des opérations de deux camps adverses ; le huitième, après l’annonce de sincérité de ce que l’auteur va relater, mentionne un extrait d’une lettre de Lacenaire à Jacques Arago sur les considérations de sa propre valeur, et enchaîne sur une lettre de reproches adressés à son frère, par des ouvriers, « sur les barricades de juin 1848 » (16).

Ces exemples montrent la prolifération des thèmes abordés, avant le récit de la vie de l’auteur proprement dit. Debord annonce que « si conventionnel que doive être jugé le procédé, [il pense] qu’il n’est pas inutile ici de tracer […] le commencement » (23) : on peut estimer que son discours va alors adopter les règles ordinaires de l’autobiographie, et donc s’opposer à l’apparent désordre qui a précédé. Mais il ajoute que son récit va être confus et suivre les méandres de sa personne. En fait, l’apparence de désordre est sous-tendue par des règles très strictes, aussi bien dans la vie de l’auteur que dans le récit de cette vie.

Si le récit de Debord apparaît d’abord imprécis, il respecte en fait un classement thématique chapitre par chapitre : ainsi, « la question du langage est traitée à travers la stratégie (chapitre I) ; les passions de l’amour à travers la criminalité (II) ; le passage du temps à travers l’alcoolisme (III) ; l’attirance des lieux à travers leur destruction (IV) ; l’attachement à la subversion à travers le contre-coup policier [continuel] (V) ; le vieillissement à travers le monde de la guerre (VI) ; la décadence à travers le développement économique (VII). »

Panégyrique organise donc son discours en développant ses thèmes deux à deux ; c’est évidemment la marque d’un récit soumis à une organisation très forte. Cet ordre et ce classement sont personnels et correspondent aux catégories que l’auteur a décidé de traiter dans son livre. Comme le dit Ibn Khaldoun dans Prolégomènes à l’histoire universelle, il a « suivi un plan original, ayant imaginé une méthode nouvelle d’écrire l’histoire et choisi une voie qui surprendra le lecteur, une marche et un système tout à fait à [lui]. »

L’organisation d’un discours est élaborée à partir des différents arguments qu’il convoque. L’argumentation fonctionne à deux niveaux distincts : le niveau affectif et le niveau rationnel. Le premier niveau comprend l’exposé des mœurs de l’auteur par lui-même, et les passions suscitées chez le lecteur. Le second niveau englobe les preuves extra-rhétoriques (soit les preuves qui existent en dehors des techniques du discours), et les preuves intra-rhétoriques (qui relèvent de l’argumentation du discours).

Lorsque l’argumentation opère au niveau affectif, lorsqu’elle est destinée à produire un effet sur la sensibilité du lecteur, elle se développe sur deux axes principaux : celui de l’exposé des mœurs de l’auteur par lui-même, et celui des passions suscitées chez le lecteur.

On relève dans le texte des éléments appartenant à ce premier ordre et par lesquels Debord fait connaître ses diverses habitudes. Comme on l’a déjà vu, y figure son « habitude de boire » (41). Cette pratique en polarisant d’autres, il promet de dire « deux ou trois autres passions […] [qui] ont tenu à peu près continuellement une grande place dans cette vie » (41). Cette catégorie recouvre aussi la qualité des gens qu’il a souhaité rencontrer, ceux parmi lesquels il a décidé de vivre ; ainsi, il annonce qu’il n’a « pas trop tenu à [s’]écarter de quelques dangereuses rencontres » (54), pendant son exil en Italie ; qu’il a « connu surtout les rebelles et les pauvres » (28) au moment de sa vie parmi les classes dangereuses ; qu’au long de son existence il a « toujours aimé les étrangères » (39) ; et que finalement il n’est « jamais allé chercher personne, où que ce soit », que son « entourage n’a été composé que de ceux qui sont venus d’eux-mêmes » (30).

Un autre ensemble essentiel entre dans cette catégorie, celui qui caractérise sa manière de vivre. L’on apprend qu’il a trouvé les moyens de « vivre sur le pays » (29) en donnant « l’impression vague [qu’il avait] de grandes qualités intellectuelles, et même artistiques, dont [il avait] préféré priver [son] époque » (29) ; mais aussi que cet opportunisme était la conséquence évidente d’un esprit « moins porté qu’un autre à calculer » (27). Il a pu conduire sa vie à partir de ses études de « la logique de la guerre » (69), dont il dit en avoir « utilisé quelques enseignements » (70). Debord présente ses actes sans désir de justification et prétend avoir suivi ses penchants naturels sans comprendre « en quoi [ils auraient pu être autres] » (60).

L’exposé des mœurs sert donc à faire connaître, franchement et sans aucune justification, les diverses habitudes de son auteur. Celui-ci les décrit dans le dessein de se présenter simplement tel qu’il est.

Le second axe sur lequel se développe l’argumentation, au niveau affectif, est destiné à susciter des passions chez le lecteur. Debord s’adresse à ses contemporains et fustige le genre de vie que leur époque semble vouloir leur faire mener ; il évoque « le dégoût général et le commencement d’épouvante qui sont ressentis sur tant de terrains » (81-82).

Ici, le terme général doit désigner la totalité des catégories auxquelles le sentiment d’aversion s’applique, et en même temps la participation universelle à cette sensation ; le lecteur, qui lit ce discours de manière individuelle, doit être touché de ce que d’autres hommes pourraient éprouver les mêmes sentiments que les siens, et ainsi croire à une communauté d’intérêt de force virtuelle.

Cet argument plaide pour un sursaut de révolte et, misant sur les conditions de vie actuelles, établit un lien d’attente confiante avec le lecteur. Au contraire, le commentaire sur le compte des syllabes du vers de Villon crée un autre rapport entre l’auteur et son destinataire : le vers cité, “Le monde n’est qu’abusion”, est extrait de la « Ballade des seigneurs du temps jadis » dans Le Testament Villon. Celui-ci est composé de huitains en octosyllabes ; Debord écrit qu’un « diplômé de ces jours-ci ne [sait] probablement reconnaître que six syllabes dans ce vers » (84). Debord y mêle donc son dénigrement de l’éducation, formatrice de spécialistes, et son mépris pour ceux qui la suivent — il a noté page 37 qu’il n’avait « pas fait d’aussi bonnes études universitaires » que celles qu’avait reçues Villon à l’Université de Paris vers 1450 : cela signifie que son genre de vie ne le poussait pas dans cette voie, mais aussi que les études seraient moins qualitatives qu’il y a cinq-cents ans.

Il considère en effet que l’éducation soi-disant appauvrie fait partie de la « décadence générale » (84) et sert les règles de la nouvelle servitude. La société n’instruirait alors, par des connaissances appropriées, que des individus destinés à la servir. Cette manière de traiter d’un secteur essentiel de l’activité humaine doit suggérer un refus plus global de la société spectaculaire.

L’argumentation dans Panégyrique opère aussi au niveau rationnel ; elle produit des effets sur l’esprit du lecteur. Ceux-ci sont créés à partir de preuves dont on peut distinguer deux catégories : les preuves extra-rhétoriques et les preuves intra-rhétoriques.

Les premières, appelées aussi preuves naturelles, existent en elles-mêmes, soit hors les techniques du discours. Dans le genre épidictique, ces preuves sont la mention des exploits du héros. Dans Panégyrique, ces preuves apparaissent à travers la pratique de l’éloge, qui recouvre les catégories d’une vie de plaisirs et de la maîtrise de l’écriture. Ces preuves sont activées dans le discours au moment où celui-ci les convoque et se sert d’elles pour renforcer son travail de persuasion. En tant qu’objets du dehors, les preuves extra-rhétoriques doivent apporter la crédibilité du réel dans le texte littéraire.

La seconde catégorie, opérant au niveau rationnel, est celle des preuves intra-rhétoriques ; ces preuves artificielles, qui relèvent directement de l’argumentation du discours et qui fondent le raisonnement, sont aussi appelés des lieux. Ces topoï sont eux-mêmes divisés en deux ordres, celui des lieux explicites et celui des lieux formels.

Le premier ordre regroupe les arguments déjà signifiants, soit les maximes, les sentences, les proverbes. Ces références à une autorité, dont le texte de Panégyrique est truffé, permettent en général d’apporter la preuve irréfutable que le raisonnement développé par celui qui cite est juste.

L’ordre des lieux formels est celui des types d’arguments, des diverses catégories auxquelles ces arguments appartiennent. On peut relever comme exemples quatre lieux formels dans Panégyrique : ceux de la division, de la définition, de la comparaison , et des circonstances.

Le lieu de la division est activé dans le commentaire de la phrase de Clausewitz, laquelle avance que « l’essentiel est de se mettre exactement au point de vue des acteurs » (12). L’ensemble du problème posé est l’opposition de deux camps en lutte, et l’analyse de Debord consiste à diviser le problème en parties. Son raisonnement détaille logiquement les différents aspects de la question : appréhender « un moment déterminé », juger des choix retenus, connaître d’autres options éventuelles, envisager les opérations de l’ennemi, lui opposer les siennes, distinguer le degré de variation que l’action impose au projet… Le lieu de la division est un moment où le discours fragmente son objet pour en mettre à jour les divers constituants. Il se rapproche de l’analyse, mais a une étendue plus circonscrite.

Le lieu de la définition met en valeur les qualités d’un objet sur lequel l’auteur veut insister. Ce lieu n’est pas la répétition de la définition lexicale. Debord développe page 84 la notion d’esclavage autour du terme servitude : « On doit savoir que la servitude veut désormais être aimée véritablement pour elle-même ; et non plus parce qu’elle apporterait quelque avantage extrinsèque. Elle pouvait passer, précédemment, pour une protection ; et elle ne protège plus de rien. La servitude ne cherche pas maintenant à se justifier en prétendant avoir conservé, ou que ce soit, un agrément qui serait autre que le seul plaisir de la connaître. »

Ici, il s’agit d’une mise en contexte du terme. Debord insiste sur la pertinence du terme dans les sociétés modernes ; il évoque donc, par le topos de la comparaison historique (on note les termes désormais, précédemment, maintenant, qui indiquent que la civilisation humaine aurait basculé, depuis l’apparition de la « société du spectacle », dans une ère de servitude plus avancée), la différence entre la servitude de type féodal, qui se justifiait par la protection seigneuriale, et la servitude actuelle, qui ne se justifierait plus que par le fait qu’elle se rencontre partout. Le lieu de la définition redessine, en s’appuyant sur un mot à forte connotation, les nouveaux contours de la servitude moderne.

Le lieu de la comparaison établit le rapport entre deux objets. Debord écrit que, « quoiqu’[il soit] un remarquable exemple de ce dont cette époque ne voulait pas, savoir ce qu’elle a voulu ne [lui] paraît peut-être pas assez pour établir [son] excellence » (87).

Ici la comparaison met en valeur la personnalité de Debord par rapport aux valeurs de son époque, qu’il ne cite pas, ce qui est une manière de les tenir pour rien. Le topos de la comparaison, au dernier paragraphe du livre, vient rappeler en une phrase tout le travail que le démonstratif a accompli précédemment dans l’œuvre.

Le lieu des circonstances peut évoquer par exemple les conditions qui étaient celles que l’auteur a connues à un moment de sa vie, et que le texte va rappeler. Debord annonce par exemple le moment précis de sa naissance à Paris, en 1931. Il mentionne aussi « la crise économique mondiale » (23) déclenchée à la suite du krach boursier de Wall Street. Il associe les deux événements pour démontrer que, même si sa famille possédait beaucoup d’argent (il parle de fortune), la crise économique a en quelque sorte marqué comme une augure le début de sa pauvreté et le peu d’importance avec lequel il a considéré cette donnée. Le lieu des circonstances peut alors servir de révélateur de la personnalité de l’auteur, et d’aune à hauteur de laquelle on peut mesurer ses agissements futurs.

Un autre aspect très important de l’emprunt de Panégyrique aux règles classiques consiste dans le choix des mots. Ceux-ci sont sélectionnés en raison d’une signification très précise. Les mots du discours valent pour le sens exact et juste de l’objet qu’ils expriment. Un mot ne peut donc recouvrir que le champ le plus petit autour de l’objet qu’il désigne : le mot, dans Panégyrique, devient le plus petit dénominateur possible de la chose dite.

Un exemple significatif expose la pratique de ce choix. Debord donne un catalogue succinct des bières, des alcools et des vins du monde ; il écrit qu’« il y avait les bières de l’Angleterre, où l’on mélangeait les fortes et les douces dans des pintes ; et les grandes chopes de Munich ; et les irlandaises ; et la plus classique, la bière tchèque de Pilsen ; et le baroquisme admirable de la Gueuze autour de Bruxelles, quand elle avait son goût distinct dans chaque brasserie artisanale, et ne supportait pas d’être transportée au loin. Il y avait les alcools de fruits de l’Alsace ; le rhum de la Jamaïque ; les punchs, l’akuavit d’Aalborg, et la grappa de Turin, le cognac, les cocktails ; l’incomparable mezcal du Mexique. Il y avait tous les vins de France, les plus beaux venant de Bourgogne ; il y avait les vins de l’Italie, et surtout le Barolo des Langhe, les Chianti de Toscane ; il y avait les vins d’Espagne, les Rioja de Vieille Castille ou le Jumilla de Murice » (45-46).

La séquence est divisée en trois séries sur les bières, les alcools et les vins. La première débute sur les bières de l’Angleterre, soit sur un nom générique et sur un COI (un nom de pays). Le second élément de la phrase distingue les bières fortes et les douces, distinction préparée par le verbe mélanger qui exprime à la fois la différenciation et l’association de l’ensemble des bières anglaises. Le terme pintes termine le développement sur ces bières, et prépare la section suivante sur celles de Munich : le mot “pinte”, désignant le contenant, le contenu et une mesure universelle, est relié au mot chope , qui lui aussi désigne un contenant et un contenu. Mais chope réduit la mesure mondiale de pinte à la spécificité allemande (le mot allemand d’origine est “schoppen”), et est caractérisé par la taille et la provenance urbaine précise. La section suivante, reprenant la caractérisation par le nom du pays, économise du matériel lexical en omettant le nom et en faisant porter tout le sens sur l’adjectif substantivé.

Les deux sections suivantes sont intéressantes car les termes classique et baroquisme connotent une dimension littéraire que vérifie la construction des phrases. « La bière tchèque de Pilsen » est d’une construction classique, nom, adjectif et complément du nom. Elle reprend aussi un élément fonctionnel des trois précédentes sections : le même substantif “bière” que dans la première, un nom de ville comme dans la seconde, et un adjectif cette fois non-substantivé, comme dans la troisième. La phrase « le baroquisme admirable de la Gueuze… » évoque le style baroque des entrelacements et de l’irrégularité ; la phrase paraît inversée par rapport à la précédente, puisque le nom de la bière “Gueuze” devient complément du substantif “baroquisme” ; de plus, le complément de lieu “autour de Bruxelles”, tout en mentionnant une ville précise, réinvestit la notion de mouvement autour d’un élément central, caractéristique du baroque.

Les deux dernières séries présentent une désignation et une classification plus ordinaires. Chaque alcool et chaque vin, précisément nommé, est associé à une ville, à une région ou à un pays déterminé. Le pluriel d’“alcool” alterne avec le singulier de “rhum”, et les deux marques de nombre s’associent dans “les punchs et l’akuavit”. Une autre section fait alterner le féminin singulier de “grappa”, le masculin singulier de “cognac” et le masculin pluriel de “cocktails”, et crée un effet de rythme ternaire (avec le complément “de Turin”) et de crescendo dans l’abondance.

La série sur les vins reprend le rythme ternaire, avec ceux de France, d’Italie et d’Espagne. Elle est reliée à la série précédente par trois mots exprimant l’idée d’excellence, “l’incomparable”, “les plus beaux” et “surtout”. Les vins d’Italie et d’Espagne sont eux répertoriés en deux catégories suivant des régions particulières, et dans une alternance singulier, pluriel, pluriel, singulier. Partout, chaque terme désigne un produit précis et seulement celui-là (ce qui implique une grande connaissance de ces produits), et garantit son exactitude en mentionnant la région d’origine qui le fabrique.

La séquence sur les bières, les alcools et les vins est caractéristique de la pratique du choix des mots dans Panégyrique. Un mot précis doit caractériser un objet et un seul, et en exprimer toutes les qualités. C’est la pertinence de chaque mot par rapport à l’objet qu’il désigne qui crée cette netteté de ton sensible dans l’œuvre.

Un autre exemple démontre la pertinence du vocabulaire utilisé. Debord écrit qu’« ainsi donc, [il] est né virtuellement ruiné » (23) ; la concision de la phrase (adverbe, conjonction, pronom personnel, verbe, adverbe) et la netteté de l’expression disent clairement ce dont il s’agit. La notation rapprochée de sa date de naissance en 1931 (23), et du krach boursier de 1929, appellent le terme le plus juste qu’est l’adverbe “virtuellement” (soit d’une manière qui n’a pas d’effet actuel). En effet, si l’importante fortune de sa famille a été touchée par la crise, lui-même, que ses premières années de vie empêchaient de considérer la question, peut dire plus tard cette situation en ces termes.

Deux derniers mots viendront conclure cette liste d’exemples particuliers.

L’utilisation du mot tissés dans la phrase « faire sentir de quoi auront été tissés en profondeur cette aventure et moi-même » (18-19). Le terme est très fortement rattaché à l’emploi qu’en fait Shakespeare dans La Tempête (que Debord cite à la fin de Panégyrique : « nous sommes tissés de l’étoffe dont sont faits les rêves » (85) ; il l’applique au réel, Shakespeare au monde des rêves). Ce terme évoque heureusement l’entrelacement, la mise en contact travaillée des éléments qui constituent une vie.

Le second mot est professionnel (66) ; Debord plaisante sur l’utilisation réconfortante qu’en fait son époque, par exemple lorsqu’il s’agit de métiers dans des domaines à risques (on trouve plutôt maintenant les mots spécialiste ou expert). Il détourne ce mot mis à la mode pour se qualifier lui-même de « très bon professionnel » (67). Il revendique sa volonté de renverser le monde comme un métier dans lequel il aurait excellé. Le mot détourné valide ainsi le renversement de valeur que l’auteur souhaite lui faire porter — il écrit juste avant qu’il ne faut pas considérer ses « émoluments » dans ce métier : les valeurs d’argent et de travail sont donc niées.

Examinons maintenant pour terminer la précision avec laquelle l’auteur sélectionne son vocabulaire dans la catégorie des termes qui évoquent l’idée de cheminement. On peut relever les mots empêchements, précipité (14), traces, entreprenne (15), entreprendre (22) et promené (45). Tous ces termes, excepté le dernier, s’appliquent à l’action de raconter sa vie ; le récit doit être autant celui de l’aventure d’une vie qu’aventure lui-même. Ainsi, Debord explique qu’il n’est tout d’abord gêné par aucun obstacle de réputation ou autre, qu’il peut donc entreprendre son récit : beaucoup de poids est porté par ce verbe, utilisé deux fois avec des tournures incluant un pronom indéfini, dans « que quelqu’un entreprenne de dire ce qu’a été […] la vie qu’il a connue » (15) et dans « personne […] n’aura l’audace d’entreprendre de démontrer […] le contraire de ce que j’en aurai dit » (22). Cette absence de personne, la position de défi dans la première formule et celle de sûreté négative dans la seconde, font ressortir en contrepartie la qualité de l’auteur qui se risque à raconter.

Le terme précipité (14) évoque bien la dimension d’accélération non souhaitée lorsque Debord écrit qu’il ne veut pas s’engager « à publier deux volumes par an, ni même promettre n’importe quel autre rythme moins précipité. ». C’est la double allitération en [i] et en [e] qui crée le rythme, d’autant mieux dans cette disposition car elle crée un effet syncopé.

Les mots traces et promené, dans les phrases « Je veux d’autant moins […] dissimuler [les traces de ma vie] que je les sais exemplaires » (15) et « Je me suis beaucoup promené dans plusieurs grandes villes d’Europe » (45), connotent plus fortement encore le sème du voyage. Traces évoque heureusement les empreintes marquant le passage d’un homme, c’est-à-dire dans le contexte de Panégyrique, le passage de la vie de Debord dans son siècle ; promené rappelle les dérives des situationnistes (soit les errances), et évoque le plaisir d’un exercice salutaire (le parcours européen des boissons).

Ces quelques termes, qui suggèrent l’idée de cheminement, disent précisément l’entremêlement d’un discours qui retrace une vie d’aventures et qui est lui-même une aventure. Ils sont l’investissement dans le récit des signes du passage de l’homme dans le monde.

On pourrait mentionner deux autres catégories dans lesquelles se joue un choix lexical précis : celle des termes à connotation morale, les « blâmes » (14) distribués à l’auteur, la « véracité » (22) du discours de Thucydide, l’emploi « néfaste » (31) des dons de l’auteur, et à connotation politique : les « croyances obscurantistes » (19) de certaines périodes, la « soumission » (83) des spectateurs, « l’empire de la servitude » et la « décadence générale » (84). Il serait trop long d’analyser la justesse d’emploi de tous ces termes, comme il serait trop long d’analyser celle de tous les mots dans Panégyrique. Les quelques exemples étudiés ont déjà montré la qualité de choix dans la sélection du vocabulaire.

Après les mots, il faut noter une autre filiation entre les règles classiques et Panégyrique, qui porte sur les phrases. Le concept de phrase classique veut une phrase rythmée, soit une période (la plus parfaite est la période carrée, composée de quatre éléments presque égaux). Les grandes phrases, dont l’utilisation est très fréquente dans Panégyrique, doivent avoir une certaine mesure (produite par le nombre et la cadence). Elles sont donc composées de plusieurs membres dont l’ensemble seul donne un sens complet.

Exemple : « Mais beaucoup de personnages du passé, différant extrêmement entre eux, sont encore assez communément connus. Ils représentent en résumé une signification instantanément communicable, à propos des conduites ou penchants humains » (18).

La première période est composée de trois éléments sensiblement égaux, puisqu’on dénombre respectivement onze, neuf et onze syllabes : la phrase est donc équilibrée. Elle crée une stabilité par rapport aux mots qui disent une multitude et des différences, le passé et le présent. La seconde période est composée de cinq éléments, avec le pronom personnel “ils” qui réactualise “beaucoup de personnages du passé” de la première période. Cette seconde période joue le rôle d’explication de la première. Les deux phrases sont aussi liées par les allitérations des sons [k] et [ã].

La phrase suivante est un bon exemple de la justesse du rythme appliquée à un propos qui dénonce l’empressement à l’écriture : « Ceux qui veulent écrire vite à propos de rien ce que personne ne lira une seule fois jusqu’à la fin, dans les journaux ou dans les livres, vantent avec beaucoup de conviction le style du langage parlé, parce qu’ils le trouvent beaucoup plus moderne, direct, facile » (19-20). Les éléments de cette période peuvent être comptés très court (souvent quatre ou cinq syllabes) et provoquent un effet de découpage saccadé. Beaucoup d’objets sont convoqués ; les journalistes, les écrivains, leur manière d’écrire, ce sur quoi ils écrivent, les lecteurs et leur manière de lire, la langue orale. Le rythme saccadé reflète la diversité de ces objets et cherche à déstructurer le rapport qui existe entre eux, pour le nier : les lecteurs sont envisagés par le pronom indéfini “personne” et l’objet du livre ou du journal par le pronom indéfini “rien”. La sonorité en [i] donne une impression de glissement, écho de celui suggéré par le sens de la phrase, comme si tout ce qui était décrit ne méritait pas de relever l’attention.

Soit la séquence suivante :

« Aux hommes qui ne jouissaient pas d’une si indiscutable et universelle compétence, on n’a rien proposé d’autre que de se soumettre, sans plus ajouter la moindre remarque, sur cette question de leur sens des plaisirs de l’existence ; comme ils avaient déjà élu partout ailleurs des représentants de leur soumission. […] Quand “être absolument moderne” est devenue une loi spéciale proclamée par le tyran, ce que l’honnête esclave craint plus que tout, c’est que l’on puisse le soupçonner d’être passéiste » (82-83).

Le COI “Aux hommes” porte toute la signification de la phrase qu’il introduit ; les « hommes » sont rejetés en début de séquence comme les responsables de leur soumission. Le pronom indéfini “on” réactualise le substantif “les autorités” de la séquence précédente, comme sujet, et l’intègre à la phrase comme médiation nécessaire entre les hommes et « leur sens des plaisirs de l’existence ». Le second élément, qui commence par « comme ils avaient », fait l’économie de la répétition du sujet : le groupe nominal principal du premier élément, “on n’a rien proposé d’autre que de se soumettre”, est sous-entendu dans la construction du second.

La dernière phrase de la séquence est un syllogisme : la majeure expose la loi du tyran, la mineure la peur de l’esclave et la conclusion réactualise le pronom indéfini “on”, et fait alors se confondre les autorités précédentes avec le terme tyran.

Ces trois exemples manifestent la reconduction des formes classiques de la composition des phrases dans Panégyrique. Celles-ci sont majoritairement composées de plusieurs membres (la présence de plusieurs membres dans une phrase est caractéristique du style classique) qui leur donnent une certaine ampleur. De plus, la présence du syllogisme expose ouvertement que le type de raisonnement élaboré répond aux formes de l’ancienne logique.

Mais Panégyrique propose aussi la subversion du modèle classique. Celle-ci apparaît par exemple dans la forme apposée. Debord donne en exemple dans le Tome II la phrase suivante :

« Entre la rue du Four et la rue de Buci, où notre jeunesse s’est si complètement perdue, en buvant quelques verres, on pouvait sentir avec certitude que nous ne ferions jamais rien de mieux » (40).

L’apposition “en buvant quelques verres” caractérise, sous forme d’euphémisme, le substantif “notre jeunesse” qui précède ; la subversion réside dans le fait qu’elle peut aussi se rattacher au groupe nominal qui suit, cette fois comme observation exacte. De plus, le pronom indéfini “on” représente à la fois un jugement extérieur qui condamne, et le sentiment propre de complaisance cynique de cette jeunesse envers elle-même.

On peut prendre comme autre exemple similaire la phrase de la page 33 :

« Dans le quartier de perdition où vint ma jeunesse, comme pour achever de s’instruire, on eût dit que s’étaient donné rendez-vous les signes précurseurs d’un proche effondrement de tout l’édifice de la civilisation. »

L’élément apposé “comme pour achever de s’instruire” qualifie à la fois la jeunesse de l’auteur (l’adverbe “comme” suggère un faux étonnement, consommé et rétrospectif) et « les signes précurseurs » (où la forme pronominale du verbe instruire valorise l’aspect collectif et éducatif de cette sorte de réunion).

Ces deux phrases témoignent de la contamination par le “langage moderne” de la “langue classique”. Les règles de l’ancienne rhétorique, qui commandent netteté et précision de l’expression, sont perturbées par des constructions syntaxiques “nouvelles”. Si ce mélange crée des décalages, il ne brouille pourtant pas le discours. Le texte propose au contraire une fluidité. Celle-ci ne découle plus de l’enchaînement logique des éléments de la phrase, mais de leur mise en commun réciproque : chaque élément influe sur l’autre et étire la signification d’ensemble de la période. Cet étirement du sens est compensé par la forme concise du style ; et cette tension crée une dynamique et donne sa vivacité au discours.

L’allusion, soit l’évocation d’une chose sans la dire explicitement, au moyen d’une autre qui y fait penser, apparaît par exemple dans la séquence suivante : « Je dirai plus loin comment se sont déroulées certaines phases d’une autre guerre mal connue : entre la tendance générale de la domination sociale dans cette époque et ce qui malgré tout a pu venir la perturber, comme on sait » (85).

La figure porte ici sur les termes ce qui et comme on sait ; l’on peut parler d’une double allusion, car s’il s’agit du même événement sous-entendu (la révolte de mai 1968), mais il y a deux points de vue : « ce qui » se rapporte directement à l’événement, au fait, et « comme on sait » à la connaissance historique du lecteur, et aussi aux traces que cette révolte aurait laissées « dans la gorge du système des mensonges dominants. »

L’allusion est donc ici à la fois historique et transparente, puisque le lecteur comprend immédiatement de quoi il s’agit. Sa concision se déploie en forme de litote : celle-ci se développe grâce à la préposition “malgré”, associée au pronom indéfini “tout” (qui exprime l’universalité des choses, soit ici celle des moyens de la domination), et à la forme verbale (il y a trois constituants verbaux, les premier et troisième sont réellement des litotes, et le second peut rappeler que l’IS dit avoir ramené la révolution dans la société). Cette allusion tient aussi sa force persuasive de ce qu’elle exprime ces idées à l’aide de petits mots courts.

Fontanier distingue une première catégorie de figures, celles de pensées. Elles ne sont pas dépendantes des mots de la phrase, et consistent « dans une manière particulière de penser ou de sentir. » On peut y inclure l’autisme et le tableau.

L’autisme (qui consiste à n’envisager toute chose qu’à un point de vue strictement personnel) apparaît par exemple lorsque l’auteur écrit qu’il dira « ce [qu’il a] aimé ; et tout le reste, à cette lumière, se montrera et se fera bien suffisamment comprendre » (15) ; ou de manière plus tranchante encore lorsqu’il note que : « Rien n’est plus naturel que de considérer toutes choses à partir de soi, choisi comme centre du monde ; on se trouve par là capable de condamner le monde sans même vouloir entendre ses discours trompeurs » (15).

Si l’autisme a ses racines dans l’expérience immédiate de l’être, il rejoint dans Panégyrique la représentation en diptyque. L’autisme de Debord existe par rapport à la Société du Spectacle ; il consiste dans le négatif du blâme de celle-ci, et donc dans son apologie personnelle.

Le tableau est présent dans la relation d’un orage et d’une accalmie en Auvergne. Debord écrit que : « Des vents violents, qui à tout instant pouvaient se lever de trois directions, secouaient les arbres. Ceux de la lande du nord, plus dispersés, se courbaient et vibraient comme des navires surpris à l’ancre dans une rade ouverte. Les arbres qui gardaient la butte devant la maison, très groupés, s’appuyaient dans leur résistance, le premier rang brisant le choc toujours renouvelé du vent d’ouest. Plus loin, l’alignement des bois disposés en carrés, sur tout le demi-cercle de collines, évoquait les troupes rangées en échiquier dans certains tableaux de batailles du XVIIIe siècle. Et ces charges presque toujours vaines, quelque fois faisaient brèche en abattant un rang. Des nuages accumulés traversaient tout le ciel en courant. Une saute de vent pouvait aussi vite les ramener en fuite ; d’autres nuages lancés à leur poursuite » (57-58).

Il ajoute qu’« il y avait aussi, dans les matins calmes, tous les oiseaux de l’aube, et la fraîcheur parfaite de l’air, et cette nuance éclatante de vert tendre qui venait sur les arbres, à la lumière frisante du soleil levant, face à eux » (58).

Le tableau se développe sur un mode itératif. Il est intéressant de remarquer que c’est un phénomène de crise dans la nature qui est décrit, métaphore de la révolution comme moment de crise dans la société : l’évocation des « tableaux de batailles du XVIIIe siècle » est insérée en écho à cette comparaison, si on met sur un même plan les phénomènes de guerre militaire et de guerre civile. De plus, cette évocation d’un tableau dans le tableau crée un effet de mise en abîme ; le texte se mire, à travers cette description, dans sa propre réflexibilité et se renforce de lui-même.

Si on applique le déroulement de la description à la chronologie de la vie de Debord, on obtient pour « ces charges presque toujours vaines » la période d’avant 1968, soit celle des années de l’IS ; pour « quelquefois faisaient brèche » et « des nuages accumulés traversaient tout le ciel en courant », la révolte de mai 68 ; pour « une saute de vent pouvait aussi vite les ramener en fuite » le tassement de la révolte comme conséquence d’une humeur, et la victoire de l’ordre dominant. Le dernier élément, placé en hyperbate, met en évidence l’assurance d’un recommencement (le mode itératif proposait déjà cette lecture).

La dernière séquence peut donc évoquer le relâchement, la mise à distance de l’auteur après cette crise, et l’accalmie (on relève pour le vocabulaire de la douceur les mots calmes, aube, fraîcheur, nuance, tendre, frisante). La tournure impersonnelle du verbe “avoir”, rejeté en début de phrase, et la mention d’un unique verbe pour qualifier le changement progressif du décor, peuvent aller dans le sens de cette accalmie, ou annoncer un changement général implacable. Mais les sonorités sourdes en [∑] et [ã] vont plutôt à l’apaisement.

Le tableau transpose ici une vision par le souvenir, et fixe un moment particulier, même s’il vaut pour d’autres, par sa force affective. Il est la transcription de l’état d’âme de l’auteur, à un moment précis, dans ce paysage d’Auvergne.

On rencontre aussi dans Panégyrique la catégorie des figures de style : le style est « l’art de peindre la pensée par tous les moyens que peut fournir une langue. » Ces figures servent à désigner un objet par tout ce qui en lui frappe ou saisit l’auteur. On peut trouver dans Panégyrique l’explication, l’enthymémisme et la parenthèse, l’interrogation.

L’explication apparaît dans le passage suivant, toujours à propos des scènes d’orages en Auvergne :

« Une seule fois, la nuit, [il a] vu tomber la foudre près de [lui], dehors : on ne peut même pas voir où elle a frappé ; tout le paysage est également illuminé, pour un instant surprenant. Rien dans l’art ne [lui] a paru donner cette impression de l’éclat sans retour, excepté la prose que Lautréamont a employée dans l’exposé programmatique qu’il a appelé Poésies. Mais rien d’autre : ni la page blanche de Mallarmé, ni le carré blanc sur fond blanc de Malevitch, et même pas les derniers tableaux de Goya, où le noir envahit tout, comme Saturne ronge ses enfants » (57).

L’explication du sentiment lié au phénomène de la foudre est insérée grâce à la comparaison figurative de « l’éclat sans retour ». Celle-ci exprime plus fortement le rapprochement opéré entre ce que Debord considère comme l’art extrême, mais aussi comme un commencement, et un phénomène naturel d’explosion et de lumière de forte intensité. L’explication, doublée de cette comparaison, permet de faire ressortir davantage l’idée jaillie du rapprochement de deux domaines dissemblables, et sa force expressive.

Les figures de parenthèse et d’enthymémisme fonctionnent ensemble dans le texte. Il s’agit de la séquence page 84 : « “Le monde n’est qu’abusion“, résumait Villon en un seul octosyllabe. (C’est un octosyllabe, quoique un diplômé de ces jours-ci ne sache probablement reconnaître que six syllabes dans ce vers.) La décadence générale est un moyen au service de l’empire de la servitude ; et c’est seulement en tant qu’elle est ce moyen qu’il lui est permis de se faire appeler progrès. ».

La parenthèse (soit « l’insertion d’un sens complet et isolé, au milieu d’un autre dont il interrompt la suite ») coupe le segment et est en rapport avec le premier élément, dont elle peut être en outre considérée comme une explication. Cette parenthèse explicative est au présent général et l’article “un” a une extension synthétique. Elle peut être entendue comme une assertion adjacente qui oppose la maîtrise de Villon, capable de condenser l’être du monde dans une formule, et la supposée ignorance des universitaires des temps spectaculaires. L’expression obtenue est plus tranchante, puisque la parenthèse casse abruptement le raisonnement ; ce qu’elle énonce crée un choc avec ce qui précède.

Cette parenthèse permet à son tour à l’enthymèmisme (le rapprochement vif et rapide de deux propositions d’où résulte dans l’esprit une conséquence vive et frappante) de paraître plus fort. La première proposition énonce un fait positif, la seconde négatif. La première fait admirer l’art et la technique d’un homme, la seconde notifie la décadence d’un monde. La forme apparemment illogique (quel rapport peut-on établir entre maîtrise artistique et fait de civilisation ?) sous-entend qu’une époque comme la nôtre serait incapable de faire naître un artiste comme Villon. De plus, si on applique le sens du vers à la seconde proposition, c’est l’apparence démocratique des régimes du XXe siècle qui est niée comme une illusion, et au contraire comprise comme un signe moderne d’asservissement (on a le mot empire). Comme le note Fontanier, l’enthymémisme « saisit [l’esprit] et l’entraîne d’une manière victorieuse. »

Le dernier exemple de figure de style est l’interrogation. Elle est la plus facile à discerner, à cause de ses signes graphiques. Cette figure ne correspond pas à l’interrogation proprement dite, elle prend seulement le tour interrogatif. Ainsi, Debord ne feint pas de se demander « qui pourrait ignorer, dans notre siècle, que celui qui trouve son intérêt à affirmer instantanément n’importe quoi va toujours le dire n’importe comment ? » (21).

L’interrogation ne propose pas de question mais indique au contraire la plus grande persuasion. Comme l’écrit Fontanier, elle défie « ceux à qui l’on parle de pouvoir nier ou même répondre. » Debord ne se demande donc pas « qui a méprisé autant que [lui] la totalité des appréciations de [son] époque, et les réputations qu’elle décernait ? » (39). Dans ces deux cas, l’interrogation est pleinement affirmative : dans le premier, elle blâme, dans le second, elle loue.

Fontanier note justement que les figures de style font entrer « la pensée toute entière, le sentiment tout entier dans l’expression même. » L’emploi de ces quatre figures accentue l’expression des idées et leur donne une qualité de persuasion plus forte. Ces figures entrent toutes dans le renforcement du discours, et le désir d’emportement du lecteur.

Voyons maintenant les figures d’élocution (soit le choix et l’assortiment des mots, pour « produire sur l’esprit ou sur le cœur tout l’effet possible »). On peut en relever au moins sept : outre l’allitération que nous avons déjà rencontrée, on a la prophétie, la prolepse, la répétition et l’anadiplose, l’épanalepse, l’annonce et la métaphore.

La figure de la prophétie (soit l’annonce confiante dans un événement à venir) apparaît à propos des sentiments de « dégoût général et [de] commencement d’épouvante qui sont ressentis sur tant de terrains » (81-82) ; ces sentiments suscités par les nouvelles conditions de vie modernes. Debord écrit qu’ils « sont ressentis, mais [qu’]ils ne sont jamais exprimés avant les révoltes sanglantes » (82). Outre l’anadiplose sur le terme ressentis, qui permet de renforcer chez le lecteur l’effet d’intériorisation de ces possibles sentiments, la figure de la prophétie annonce que de telles conditions de vie pousseront, comme par elles-mêmes, les hommes à la violence.

Du fait de la coïncidence entre les temporalités de l’énoncé et de l’énonciation, le procédé de la prophétie acquiert une forte valeur illocutoire : il simule une réalisation future.

On rencontre aussi la figure de la prolepse, qui consiste à « prévenir les objections en se les faisant à soi-même et en les détruisant d’avance. » Elle apparaît dans la séquence suivante : « Je suis d’ailleurs un peu surpris, moi qui ai dû lire si fréquemment, à mon propos, les plus extravagantes calomnies ou de très injustes critiques, de voir qu’en somme trente ans, et davantage, se sont écoulés sans que jamais un mécontent ne fasse état de mon ivrognerie comme d’un argument, au moins implicite, contre mes idées scandaleuses ; à la seule exception, d’ailleurs tardive, d’un écrit de quelques jeunes drogués en Angleterre, qui révélait vers 1980 que j’étais désormais abruti par l’alcool, et que j’avais donc cessé de nuire » (42).

Cette réfutation anticipée est une sorte de contre-feu et prend une dimension tactique importante si l’on s’avise de toutes les faussetés répandues sur l’auteur. Si cet exemple s’applique à ce qui pourrait être dit sur Debord en général, dans la presse, la prolepse de la page 18 ne concerne que Panégyrique : « On s’étonnera peut-être que je semble implicitement me comparer, ici ou là, sur quelque point de détail, à tel grand esprit du passé, ou simplement à des personnalités qui ont été remarquées historiquement. On aura tort. ».

La prévention ici se déploie dans le champ plus limité de l’ouvrage dont elle fait partie.

Les figures de l’anadiplose (soit la reprise, comme liaison, d’un mot de la phrase précédente) et de la répétition (soit l’emploi répété des mêmes termes) se rencontrent dans la séquence sur la servitude ; Debord écrit que l’on « doit savoir que la servitude veut désormais être aimée véritablement pour elle-même ; et non plus parce qu’elle apporterait quelque avantage extrinsèque. Elle pouvait passer, précédemment, pour une protection ; et elle ne protège plus de rien. La servitude ne cherche pas maintenant à se justifier en prétendant avoir conservé, où que ce soit, un agrément qui serait autre que le seul plaisir de la connaître » (84).

La phrase précédant cette séquence énonce que « la décadence générale est un moyen au service de l’empire de la servitude. » Le terme “servitude” est pris en charge par l’anadiplose qui le met en valeur, et appuie ainsi l’idée du nouvel asservissement des temps spectaculaires. La répétition double du mot dans la séquence, les trois pronoms personnels, le pronom personnel doublé de l’adjectif “même”, le pronom “la”, enfin le substantif “protection” (valable pour l’époque féodale), disent l’omniprésence d’une nouvelle forme de servitude dans les sociétés démocratiques et la continuité de l’état de serf depuis la société féodale.

Les figures associées de l’anadiplose et de la répétition ont une valeur de persuasion intensive, et d’insistance dans le dévoilement du réel. La construction syntaxique répète le sens du discours : la servitude est partout.

On relève aussi la figure de l’épanalepse (la répétition d’un mot), entre la dernière phrase de l’auto-citation de la thèse 46 de La Société du Spectacle : « La valeur d’échange est le condottiere de la valeur d’usage, qui finit par mener la guerre pour son propre compte » (83-84), et l’annonce que place Debord quand il écrit qu’il dira « plus loin comment se sont déroulées certaines phases d’une autre guerre mal connue : entre la tendance générale de la domination sociale dans cette époque et ce qui malgré tout a pu venir la perturber » (85). Cette figure joue le même rôle que l’anadiplose, en établissant une liaison, non plus entre les phrases mais entre les paragraphes. Ici, le sens du mot guerre ne change pas (il n’y a donc pas antanaclase), bien qu’il soit appliqué justement pour deux actions contraires, la domination de l’économie dans le premier, et la contestation dans le second.

La figure de l’épanalepse apparaît ici dans un schéma contestataire. En appuyant fortement sur le sens d’un mot en le répétant, elle établit une opposition d’égale à égale entre deux actions d’ampleur pourtant manifestement différentes.

La figure de l’annonce, dont on vient de voir un exemple, se retrouve dans Panégyrique, lorsque Debord écrit qu’il sera « obligé d’entrer dans quelques détails. Cela peut donc [le] conduire assez loin ; [il] ne se refuse pas à envisager l’ampleur de la tâche. [Il] y mettra le temps qu’il faudra » (14). Cette anticipation ne sera pas réalisée malgré la valeur performative de cette figure.

Par contre, l’annonce qui consiste à écrire que l’auteur devra « faire un assez grand emploi des citations » (18) est pleinement vérifiée dans Panégyrique. Elle réalise là la notoriété du fait des citations.

Ces trois exemples montrent les caractéristiques différentes de la figure d’annonce. Si l’une d’entre elles est assumée par le texte même, les deux autres projettent « hors de lui-même […] le sens total et définitif » de leur action, qui demeure suspendu. En même temps que l’annonce réalise quelque chose dans le texte, elle établit hors de Panégyrique les éventuelles conditions de son accomplissement.

Le dernier exemple des figures d’élocution est la métaphore ; dans la formule du « léopard [qui] meurt avec ses taches » (31), empruntée à Shakespeare, elle fonctionne sur le nom. Debord se fait mammifère carnassier, proche du tigre (désignant souvent un homme féroce) et du lion (désignant ordinairement un guerrier intrépide). La spécificité du léopard est qu’il chasse seul ; et qu’il met souvent en difficulté le groupe auquel parfois il s’associe, par ses continuelles contestations de prédominance.

Une dernière catégorie regroupe les figures de construction (soit l’assemblage et l’arrangement des mots dans le discours). « La construction a pour objet la place et la rang [que les mots] doivent occuper dans l’énonciation. » Outre l’apposition, que nous avons déjà rencontrée dans l’étude des phrases, on relève l’hyperbate et l’ellipse.

L’hyperbate, ou l’adjonction d’un mot ou d’un syntagme à une phrase qui paraissait finie, est présente par exemple dans la séquence suivante : « Les bouteilles, pour continuer à se vendre, ont gardé fidèlement leurs étiquettes, et cette exactitude fournit l’assurance que l’on peut les photographier comme elles étaient ; non les boire » (48).

Bernard Dupriez donne une très bonne définition de l’effet produit par l’hyperbate ; il note qu’elle tient « à une spontanéité qui impose l’ajout de quelque vérité, évidente ou intime, dans une construction syntaxique qui paraissait close. » Il ajoute que cette figure sera d’autant plus marquante que le lien grammatical qui la relie à la phrase précédente paraît plus lâche (le point-virgule et l’imparfait du verbe être participent ici à ce brouillage, puisque l’hyperbate énonce une vérité présente).

La dernière figure rencontrée est l’ellipse : elle « consiste dans la suppression de mots qui seraient nécessaires à la plénitude de la construction, mais que ceux qui sont exprimés font assez entendre pour qu’il ne reste ni obscurité, ni incertitude. » Elle est sans doute la plus présente dans Panégyrique. On peut dire que le style de Debord dans cet ouvrage est elliptique, dans les liaisons entre les paragraphes et aussi entre les phrases.

Etudions par exemple la liaison elliptique entre deux paragraphes : « [Les citations] viendront avec à-propos dans ce discours : aucun ordinateur n’aurait pu m’en fournir cette pertinente variété. Ceux qui veulent écrire vite à propos de rien ce que personne ne lira une seule fois jusqu’à la fin… » (19).

L’ellipse se joue entre les syntagmes “aucun ordinateur” et “ceux qui veulent écrire vite”. Les capacités virtuelles de l’informatique, et son efficacité, sont niées dans le premier syntagme ; dans le second, c’est l’écriture quotidienne des littérateurs qui est décriée. Le rapport sous-entendu, permis par l’absence d’une construction syntaxique entière, associe la vitesse de travail des ordinateurs au néant de l’objet traité par ceux qui écrivent couramment.

Les liaisons entre les paragraphes fonctionnent pour une grande part sur ce modèle, en différenciant l’étendue de la suppression des mots nécessaire à une construction pleine. Le rapport sous-entendu est donc plus ou moins manifeste, selon la volonté de l’auteur de faire émerger visiblement ou pas l’image inédite produite par le rapprochement elliptique. On a déjà vu que des idées rangées en seconde ligne acquièrent parfois plus de force de persuasion dans l’esprit du lecteur.

Un exemple évident d’ellipse entre deux phrases apparaît dans la séquence suivante : « c’était dans un autre pays qu’avait paru cette irrémédiable princesse, avec sa beauté sauvage, et sa voix. “Mira como vengo yo“, disait très véritablement la chanson qu’elle chanta. Ce jour-là, nous n’en écoutâmes pas plus avant. J’ai aimé longtemps cette Andalouse » (55).

Cette ellipse érotique laisse entendre clairement la passion physique immédiate et durable.

Panégyrique est donc écrit dans une langue volontairement classique. Cette langue est la manifestation raisonnée d’un esprit qui considère que son époque a basculé au contraire dans la déraison baroque.

Son style s’oppose donc par-là à son époque, mais il ne se résigne pas au statu-quo, ou à un fantasme du retour à un incroyable âge d’or. Il prend en compte les possibilités du changement. C’est en ce sens qu’il faut comprendre par exemple la subversion apportée au modèle classique de construction des phrases, ce que Debord appelle l’« emploi spécialement moderne [du] “langage classique” » (Tome II, page 107). Panégyrique vise aussi l’avenir.

Mais enfin, le style est avant tout l’expression littéraire d’un être, et seulement de celui-là. Si le style de Debord se nourrit de la langue classique, on ne peut quand même pas dire que lui-même écrit, par exemple, « comme le Cardinal de Retz. » Son style est surtout son plus juste portrait, c’est-à-dire aussi l’image culturelle qu’il s’est composée.

Le style vérifie par l’expression l’identité et l’authenticité de cet être. Il est la preuve matérielle de cette existence. Le style de Debord, qui utilise les règles de la rhétorique classique, manifeste la vérité d’un être en l’opposant à la société de son temps. Il intègre en lui le procédé de l’épidictique, comme expression raisonnée, à travers son autoportrait, de l’essence d’une personnalité, et comme condamnation implacable du spectacle régnant. Il propose donc un second glissement de sens entre sa propre réussite insurrectionnelle et l’ordre dominant.

Les glissements de sens dans “Panégyrique” de Debord (troisième partie)

Panégyrique répond à la définition de l’autoportrait que donne Michel Beaujour : « La formule opératoire de l’autoportrait est donc : “je ne vous raconterai pas ce que j’ai fait, mais je vais vous dire qui je suis”. » Debord écrit, en conclusion de son livre, qu’il est « assuré d’avoir réussi […] à transmettre des éléments qui suffiront à faire très justement comprendre […] tout ce [qu’il est] » (86). L’autoportrait tient à cette différence d’avec l’autobiographie qu’il ne présente pas le récit d’une vie d’une manière suivie. Il subordonne sa narration à un déploiement logique ou dialectique, en assemblant certains éléments sous des rubriques thématiques.

Ainsi, Panégyrique esquisse un portrait de l’auteur par différents thèmes combinés ensemble. L’importance du langage et de son emploi stratégique est traité dès le premier chapitre, et présente l’auteur dans le parti de la vérité historique. Ce parti n’a pu se révéler qu’au contact du côté négatif de l’Histoire, lui-même investi de ses plaisirs et de ses dangers. Ce monde de la criminalité est décrit comme le lieu de l’éducation de l’auteur, et de la subversion effective. Les réactions qu’il génère sont traitées à travers deux contre-coups permanents : la presse et la police.

Le thème du passage du temps, et parallèlement du vieillissement, est lui aussi un trait définitoire de l’autoportrait de Debord : il est traité à travers les questions de l’alcoolisme et du monde de la guerre. Enfin, le dernier élément envisagé est la justification de l’issue de la vie de l’auteur par un supposé dessein.

Le premier auteur cité au chapitre I est Clausewitz, général et théoricien prussien, dont les ouvrages marquent le début de la conception moderne de la guerre. L’œuvre en question est la Campagne de 1815 en France, relation de la défaite de Napoléon Ier à Waterloo. Clausewitz y justifie sa volonté de laisser un compte rendu exact des événements, qui s’opposera aux Mémoires de Bonaparte, destinés, selon lui, à masquer ses fanfaronnades.

Le langage sert ici à contrer l’écriture officielle et fausse de l’Histoire. Il occupe donc bien une position de critique stratégique. Il doit rétablir la vérité de l’événement par la relation exacte et juste des faits, et emporter ainsi l’assentiment du lecteur. Ce langage se présente déjà comme une victoire remportée contre les mensonges de la domination, par ce seul fait qu’il annonce qu’il va dire le vrai. Debord se définit donc comme un honnête homme, qui est tout entier présent dans le parti de la vérité.

Ainsi, la mise en commun du thème du langage et de celui de la stratégie dessine le portrait d’un chef stratège du côté de la justice et du vrai. Cette dialectique doit représenter l’arme, à la fois théorique et pratique, du renversement du vieux monde. Debord se présente comme le détonateur capable du retournement du vrai en faux par cette mise en pratique du langage.

Le second élément que l’on peut relever de l’autoportrait de l’auteur consiste dans sa description du monde du crime. Celui-ci est envisagé à la fois comme le lieu principal de l’éducation de l’auteur ; et comme le lieu de la subversion effective, mais aussi du contre-coup réactif qu’elle entraîne inéluctablement : celui de la presse et celui de la police. Le monde de la criminalité est décrit comme le premier que l’auteur ait traversé.

Le chapitre II traite des passions de l’amour à travers la criminalité. Debord mêle de manière indistincte son éducation parmi les classes dangereuses et ses amours variées : « Il y avait les écolières qui avaient fui l’école, avec leurs yeux fiers et leurs douces lèvres ; les fréquentes perquisitions de la police » (38-39).

Ces deux pôles sont les signes d’une transgression des lois sociales, et la manifestation d’une liberté acquise. La criminalité est un lieu en marge de la société, qui vient parfois la perturber, où l’on vole les banques, mais pas les pauvres (34).

C’est le côté négatif qui se constitue en réaction à la dissolution du positif ; on vient « directement là, parce que l’idée de famille [a] commencé à se dissoudre, comme toutes les autres » (34). Les plaisirs et l’amitié se tiennent « compagnie dans [les] tapis-francs » (37). L’officialité est dépassée dans une sorte d’Internationale de l’amour, par « les étrangères [qui] venaient de Hongrie et d’Espagne, de Chine et d’Allemagne, de Russie et d’Italie » (39). Debord cherche ici à se peindre dans l’appartenance, sinon au monde de la criminalité, du moins à celui des marges de la société, là où la libre circulation des sentiments les plus forts est possible.

Mais l’auteur a pris conscience ensuite que ce monde pouvait devenir celui de la subversion. Ce n’était au départ qu’un « choix […] prompt, […] spontané, produit d’une irréflexion sur laquelle [il n’est] jamais revenu » (27). Ce parti subversif est la base effective de ce qui doit renverser l’ordre existant : « Nos seules manifestations, restant rares et brèves dans les premières années, voulaient être complètement inacceptables ; d’abord surtout par leur forme et plus tard, s’approfondissant, surtout par leur contenu. Elles n’ont pas été acceptées » (29).

C’est, du point de vue des classes dangereuses, la possibilité consciente d’agir directement sur le reste de la société, la mise en mouvement du négatif dans le processus historique de dissolution.

Cet attachement à la subversion, s’il laissait découvrir une certaine libre ampleur au début, a très vite commencé à rencontrer un contre-coup continuel. Debord évoque cette relation permanente en notant que « sans salaire, [il] donnait plutôt l’exemple d’agissements tout contraires [par rapport aux activités communes de ses contemporains] ; ce qui a été forcément mal jugé » (61).

L’auteur développe ici le thème d’un sort implacable que font subir aux subversifs les défenseurs de l’ordre : d’abord les journaux, « cette pensée spéciale » (62). Debord évoque ainsi le « pouvoir para-judiciaire de la presse [qui] ne s’embarrasse pas des vétilles de forme que devait observer antérieurement la justice. » La presse est l’un des seuls liens du spectateur avec la réalité. Par exemple, elle peut affirmer que Debord a écrit sous des pseudonymes, alors qu’il n’en n’a pas usé ; il a par contre utilisé des « noms peu connus qui ont figuré dans l’entourage de quelques poètes fameux : Colin Decayeux ou Guido Cavalcanti par exemple » (65-66). Debord a consacré deux pamphlets en réponse corrective à ce qui avait été dit de lui dans la presse.

Panégyrique ne prend nulle part l’allure d’un pamphlet, et les deux articles cités sont plus l’exposition d’un modèle valant pour une grande partie de la presse ; l’auteur n’y répond pas. Il les mentionne pour montrer comment la presse parlait de lui à partir des années soixante-dix.

Mais les défenseurs de l’ordre sont surtout représentés par la police. L’auteur évoque les diverses interpellations dont il a été l’objet, sous forme de liste ironique : « C’est ainsi que je dois à la vérité de noter, après d’autres, que la police anglaise m’a paru la plus suspicieuse et la plus polie, la française la plus dangereusement exercée à l’interprétation historique, l’italienne la plus cynique, la belge la plus rustique, l’allemande la plus arrogante ; et c’était la police espagnole qui se montrait encore la moins rationnelle et la plus incapable » (63).

L’ironie apparaît dans les décalages successifs propres à cette liste : ainsi l’apposition “après d’autres” conteste et renforce le relevé subjectif et réel ; différentes nationalités européennes sont convoquées, mais il s’agit en somme toujours de la même police ; enfin, le décalage le plus marquant est celui de la caractérisation comparative de chaque police, et l’opposition morale et hiérarchico-efficace qui veut s’en dégager.

Le contre-coup policier est évoqué à travers l’interrogatoire et le procès-verbal (63-65). L’auteur note que « l’ensemble du discours est dirigé par les questions des enquêteurs, lesquelles le plus souvent ne s’y trouveront pas mentionnées ; et ne viennent pas innocemment, comme elles veulent parfois s’en donner l’air, des simples nécessités logiques d’une information précise, ou d’une compréhension claire. […] [S’il] est impératif de faire précisément rectifier tout détail sur lequel est traduite avec une infidélité fâcheuse la pensée que l’on avait exprimée, il faut vite renoncer à tout transcrire dans la forme convenable et satisfaisante que l’on avait spontanément utilisée » (64).

Cette observation sur la transcription des propos d’un individu dans le discours d’un adversaire doit rendre cohérente la pensée de Debord exprimée plus tôt : « Les Gitans jugent avec raison que l’on n’a jamais à dire la vérité ailleurs que dans sa langue ; dans celle de l’ennemi, le mensonge doit régner » (20).

Le rapport de Debord avec la sensation de l’écoulement du temps est le troisième élément de son autoportrait dans Panégyrique. Et ce sont justement deux de ses catégories préférées qui lui servent à appréhender cette sensation : l’alcoolisme et le monde de la guerre.

C’est surtout le chapitre III qui privilégie le rapport au temps de l’auteur, à travers une de ses pratiques privilégiées, l’alcoolisme. Il écrit que les boissons « ont tracé le cours principal et les méandres des journées, des semaines, des années » (41).

L’alcool est pour Debord le moyen de sentir « le vrai goût du passage du temps » (43), l’état adéquat entre son être et le monde. Il permet de ressentir le temps qui est en train de s’écouler en ce moment, et de s’en émouvoir ; le temps du passé, du souvenir et de son rappel nostalgique ; le temps passé, aune à laquelle l’auteur qui écrit peut mesurer sa vie.

En retour, la segmentation du temps permet l’organisation de la pratique hédoniste des alcools. L’alcool est aussi le signe de la convivialité, des beuveries, surtout pratiquées dans la jeunesse : « Jamais plus nous ne boirons si jeunes » (39). Debord ici se peint à travers un vice, chose rare parmi les mémorialistes. Cette particularité est surtout le lieu où il expose son rapport au monde, sa propre conscience du temps.

Si le passage du temps est perçu à travers une pratique du plaisir, il est aussi ressenti d’un autre côté par le vieillissement. Celui-ci est évoqué à travers le thème de la guerre, comme représentation des luttes historiques.

Le temps est l’Histoire, celle des événements, de leur manifestation et de leur souvenir ; de leur déroulement irréversible. L’Histoire est l’appréhension du temps par et pour les hommes. Debord la considère comme une lutte incessante, schématiquement représentée par l’opposition entre deux camps ennemis. L’Histoire est perceptible par la guerre, et mémorable grâce à elle. La guerre est aussi un moyen de sentir l’écoulement du temps, le lieu où « l’Histoire [devient] émouvante » (73). Mais la guerre n’est pas uniquement ce moyen, comme l’alcool et ses fêtes ; par ses conséquences, elle peut être « le domaine du danger et de la déception » (69). Debord est un vieux guerrier lui-même, et à 58 ans il se positionne parmi les « gens qui [ont] le sens de la formule heureuse […] pour nous communiquer [les] passions [de l’Histoire] » (73).

Son époque s’est écoulée où les possibilités de praxis historique étaient vivantes ; et « le temps n’attend pas » (79). Panégyrique est le constat amer et orgueilleux de cette évidence. Debord convoque alors la troisième personne de généralisation quand il écrit que « personne n’a soulevé deux fois Paris » (79) ; il se place ainsi dans la longue file héréditaire des perturbateurs finalement vaincus par le temps historique.

Mais le monde de la guerre, au-delà des déceptions et des dangers, est finalement la marque du vieillissement : qui est autant celui de l’auteur que celui de l’humanité depuis Homère. Cette représentation historique du jeu des luttes humaines est, pour l’auteur, « ce côté-là » de la manifestation « de la surface du fleuve où s’écoule le temps » (69). Il est un kriegspiel sans illusions ; « on le sait bien, à la fin tous vont mourir » (77). Par cette sorte de vision historique, le temps de la vie des hommes peut être saisi d’une manière profondément émouvante.

L’alcoolisme et le monde de la guerre sont les deux lieux privilégiés du sentiment du passage du temps de l’auteur. Ce sont deux lieux complémentaires, l’un de plaisir, l’autre de déception. Si le premier apparaît comme la passion constante de toute une vie, et en trace tous les repères, le second est au contraire la marque du vieillissement. Tous deux explorent la relation de Debord au monde, et permettent l’appréhension savamment émouvante de l’existence humaine.

Le dernier élément de l’autoportrait de Debord dans Panégyrique justifie l’issue de sa vie par un prétendu dessein. Cette problématique est étayée par trois arguments : premièrement, la jeunesse de l’auteur aurait orienté son existence future. Deuxièmement, le dépassement de son activité artistique, issue des positions les plus radicales de la poésie moderne, l’aurait nécessairement obligé à investir d’autres champs. Enfin, le dernier argument, de type ontologique, serait l’identité de l’auteur à lui-même : l’affirmation constante d’une personnalité justifierait en dernier lieu l’issue de la vie de Debord.

Debord note que « beaucoup de choses apparaissent dans la jeunesse ; qui vous accompagnent longtemps » (23). C’est justifier ainsi, par les conditions du passé, les choix du futur.

Mais ici, les choix ont surtout opéré par défaut, et déjà d’une manière négative. Debord écrit qu’il n’a « pas à proprement parler ignoré [qu’il ne devait] pas attendre d’héritage, et finalement [il n’en a] pas eu. [Il n’a] simplement attaché aucune sorte d’importance à ces questions assez abstraites de l’avenir » (23-24).

Panégyrique sélectionne les lieux de valorisation de l’époque (argent, réputation, études, travail, activité artistique, carrières diverses) en les constituant en pôles répulsifs des goûts de l’auteur. L’autoportrait se dessine en contraste de ces pôles. C’est ainsi que Debord peut dire que son apprentissage de la vie s’est fait par « indifférence » et par « absence » (25) des règles sociales.

Lui établissait les prémices d’une vie future à l’opposé d’une vie bourgeoise : il cherchait « une vie d’aventures » (24). Les pôles négatifs qui lui servent de contre-valeurs sont contrebalancés par les modèles qu’il se donne, Arthur Cravan et Lautréamont. Il commente cette estime en ajoutant qu’il sait « parfaitement que tous leurs amis, [s’il avait] consenti à poursuivre des études universitaires, [l’]auraient méprisé autant que [s’il s’était] résigné à exercer une activité artistique ; et, [s’il n’avait] pu avoir ces amis-là, [il n’aurait] certainement pas admis de [s’en] consoler avec d’autres » (24).

Il écrit donc s’être tenu entre l’affirmation constante de sa subjectivité et les conditions existantes qu’il méprisait. Il a opposé sa « grande paresse » et ses « très minces capacités » (25) « à la grande pauvreté des trouvailles et redites » (30) culturelles et intellectuelles de son époque. Il présente en somme l’essence d’une personnalité prête à recevoir ce qui allait la façonner, la révéler à elle-même à chaque nouvelle expérience ; et qui serait tout le contraire d’un dépositaire des valeurs généralement acceptées par la majorité de ses contemporains. Ses dernières années de jeunesse ont « [achevé] de [l’]instruire […] dans le quartier de perdition » (33) où s’était réunie une grande partie des déclassés de la capitale.

C’est en effet à travers ce topos de la jeunesse qu’il veut faire comprendre tout ce qu’il a entrepris ensuite. C’est déjà en 1952 qu’il veut donner à croire qu’il a bousculé et choqué la société par une expérience extrême dans le champ culturel. C’est « avant d’avoir vingt ans » (27) que l’auteur constate qu’il lui était déjà impossible de mener une vie normale. Panégyrique décrit le constat d’acquiescement heureux de son auteur et des conséquences de « ce choix si prompt, qui [l’]engageait à tant » (27).

Ici, on note l’aveu d’un consentement d’une destinée, du développement logique personnel assumé quarante années plus tard par le même individu. L’auteur met donc en scène la réalisation d’une issue, à partir d’un dessein formé dans sa jeunesse, si peu conscient soit-il. En tout cas, c’est l’explication qu’il impose au moment de la rédaction de ses Mémoires.

Panégyrique inscrit cette destinée individuelle dans un courant plus large, celui de l’histoire de l’art depuis la fin du XIXe siècle. L’adhésion du lecteur à l’image que Debord forme de son existence va être renforcée par ce rapprochement.

L’auteur s’est au moins choisi deux figures très fortes dans un passé proche, Cravan et Lautréamont. Ce sont deux modèles qui ont proposé une conception nouvelle de l’art : le premier a fait paraître de 1912 à 1915 la revue Maintenant, qui annonce Dada, et dont Breton note qu’elle a « présenté une vertu décongestionnante de premier ordre. » Le second, toujours d’après André Breton, a fait subir au verbe « une crise fondamentale [qui] marque un recommencement. »

Ces deux démolisseurs, qui précèdent les mouvements d’auto-dissolution de l’art au XXe siècle, sont pour Debord des exemples, mais qu’il ne saurait être question d’imiter dans la répétition infinie des mêmes déconstructions. Il justifie ses positions dans le champ culturel en arguant qu’elles ont été la conséquence de la radicalité exprimée en art depuis le XIXe siècle ; il note qu’« après tout, c’était la poésie moderne, depuis cent ans, qui [les] avait menés là. [Ils étaient] quelques-uns à penser qu’il fallait exécuter son programme dans la réalité ; et en tout cas ne rien faire d’autre » (34-35).

L’entreprise de l’IS, dépassant la négation opérée par le mouvement Dada, était de réinscrire les caractéristiques artistiques dans la vie réelle. Ainsi que Debord l’écrit, « le seul principe admis par tous était que justement il ne pouvait plus y avoir de poésie ni d’art ; et que l’on devait trouver mieux » (36).

Il s’agissait de détourner le temps conscient et vécu, et le véritable dialogue, présents dans les œuvres artistiques, pour les réinvestir dans la vie quotidienne. L’idée était de proposer aux hommes de se construire eux-mêmes réellement, comme il est possible de créer un livre ou un tableau.

L’art, considéré comme une catégorie de la séparation dans la vie des hommes, par-là même aliénant par rapport à une construction totale de cette vie, doit donc connaître et entreprendre sa propre transformation pour changer l’homme dans sa vie de tous les jours. C’est pourquoi Cravan et Lautréamont sont valorisés comme les principaux précurseurs de cette tentative de bouleversement.

Ce projet de dépassement artistique demeure en attente dans le texte. Après le rappel de la figure de Villon et de la maîtrise de son art (37), qui reporte le lecteur cinq cents ans en arrière, loin de la poésie moderne (est-ce une proposition de tabula rasa, une injonction de tout détruire pour tout recommencer ?), le discours sur l’art est présent une seule fois, lors de la description de sa maison en Auvergne (56-59).

Debord l’évoque pendant la saison hivernale, dans un lieu géographique difficile (on relève le champ lexical de l’usure, région stérile, montagne usée, Auvergne désertée) : c’est le moment de la neige et des tempêtes, de la nature déchaînée ; celle-ci s’oppose au refuge chaleureux de la maison où « plusieurs bûches [brûlent] ensemble dans la cheminée. »(56).

Dans le déroulement des saisons, et leurs liens avec cette terre, c’est le phénomène d’orage qui médiatise le thème de l’art ; on note le champ lexical se rapportant à cette manifestation météorologique, « le tonnerre et la foudre », « des vents violents » (57), « ces charges presque toujours vaines », « des nuages accumulés » (58).

À propos de la foudre, Debord écrit que « rien dans l’art ne [lui a] paru donner cette impression de l’éclat sans retour » (57). Et il cite comme unique exception les Poésies de Lautréamont, dernière œuvre du poète, que Debord nomme justement « exposé programmatique. ». Comme si cet éclatement de la poésie moderne, au sens d’aboutissement total de l’art poétique, et de dernière lueur avant un supposé déclin, ou des redites, était le signe qu’il fallait passer à autre chose, entamer une ère nouvelle.

C’est sur cette attente que paraît conclure la description lorsque, employant une image de la poésie chinoise, « le souffle du printemps », l’auteur écrit que celui-ci se déclare « comme une rapide promesse toujours tenue » (59).

Si l’art peut être apprécié comme élément premier dans la justification de l’issue de la vie de l’auteur, chronologiquement, avec son appartenance à l’Internationale Lettriste ; et prioritairement, comme action dans le champ culturel, Debord préfère avancer l’argument de l’identité.

Le parcours évoqué, du dessein à l’issue, est le résultat logique du développement d’une individualité, dans ses goûts et dans ses choix. Et cette personnalité n’a « pas varié, après un si mauvais début » (32). Cette mise en avant de la problématique de l’identité du “Je” est un trait caractéristique du genre de l’autoportrait. Comme l’écrit Michel Beaujour, « l’autoportrait s’interroge […] de façon oblique et obstinée sur l’identité à lui-même du sujet écrivant. »

Plutôt qu’un questionnement, Panégyrique offre l’aveu répété d’un acquiescement satisfait. Debord écrit qu’« on pouvait sentir avec certitude [que ses amis et lui-même ne feraient] jamais rien de mieux » (40). Le pronom personnel “on” qualifie à la fois le sentiment amoral de cette réussite très spéciale, ressenti par ceux qui en sont les sujets, et le jugement réprobateur d’un témoin extérieur.

L’identité du “Moi” de l’auteur est aussi envisagée de manière plus philosophique. Une dialectique s’instaure entre l’univers de l’autoportraitiste et l’univers des choses, entre son microcosme et le macrocosme : « JE résume la structure du monde ».

L’autoportrait se présente comme « le microcosme, écrit à la première personne, d’un parcours encyclopédique, et comme l’inscription de l’attention portée par JE aux choses rencontrées au long de ce parcours. » Le texte manifeste alors les points de liaison entre le JE microcosmique et la leçon de choses macrocosmique.

Ainsi, lorsque l’auteur cite une paraphrase de l’Ecclésiaste, « L’esprit tournoie de toutes parts et il revient sur lui-même par de longs circuits » (35-36), il convoque plusieurs référents de l’univers macrocosmique : dans le domaine de l’Histoire, car cette parole est attribuée à Salomon, roi d’Israël au Xe siècle avant J.C. ; dans celui de la religion, puisque cette parole est tirée d’un livre de la Bible. La formule évoque, pour Debord, « le fond du problème » (35). Elle tisse le lien avec son propre JE, qui note que Salomon a été un « autre contempteur du monde ».

Le point de tension se joue dans cette parole dite « autrefois », validée par l’autorité classique, valable dans l’identification de l’expérience de Debord au XXe siècle, et dans sa réappropriation textuelle par la paraphrase, qui recopie « presque » le même discours.

Ainsi, comme vérification ultime de la résolution d’un projet, l’identité du sujet à lui-même expose les raisons principales de la problématique dessein-issue. Comme l’écrit Debord, « la suite était déjà contenue dans le commencement de ce voyage » (39).

Les glissements de sens dans “Panégyrique” de Debord (deuxième partie)

Si le texte de Debord convoque des caractéristiques essentielles du genre des Mémoires, son titre établit une relation avec une autre catégorie générique. Ce lien architextuel avec les panégyriques propose une lecture particulière de l’œuvre. Les Mémoires de Debord doivent être lus dans une perspective qui réinvestit des procédés de la littérature démonstrative. Les plus importants sont l’amplification, l’épidictique et l’allusion.

Un panégyrique suppose un travail d’amplification. En effet, « le rôle de l’orateur est précisément d’amplifier et de magnifier. » Ce sont les orateurs gaulois des IIIe et IVe siècles qui ont intégré systématiquement ce procédé à leurs discours, en accentuant « les louanges hyperboliques. » L’œuvre de Debord réinvestit cette pratique dès la première phrase, en forme d’hommage. Il l’utilise aussi pour marquer le caractère admirable de ses pratiques et des individus qui l’ont entouré pendant ses débuts. Mais l’amplification laisse plus à deviner qu’elle ne fait paraître.

La première phrase de Panégyrique peut être entendue comme un hommage que l’auteur décide d’entrée de jeu de rendre au genre :

« Toute [sa] vie, [il n’a] vu que des temps troublés, d’extrêmes déchirements dans la société, et d’immenses destructions ; [il a] pris part à ces troubles » (11).

L’hyperbole, voire l’emphase, est présente dans les mots choisis : la vie de Debord devient « toute [sa] vie » ; la restriction “ne que”, fonctionnant avec le premier élément apposé (elle provoque alors une tension entre la grandeur de “toute” et son propre resserrement à l’unicité), va surdimensionner les trois compléments d’objet qui suivent.

Ces trois compléments sont eux-mêmes composés de deux substantifs très forts, “déchirements”, “destructions”, et d’un troisième, “temps”, dont l’effet d’insécurité et de vague est encore accentué par la marque du pluriel. Ces trois substantifs sont de plus qualifiés par des adjectifs qui accentuent l’effet de grandeur et de danger vague, “immenses”, “extrêmes”, “troubles”.

Panégyrique rend donc hommage, dès le début du texte, au procédé le plus usuel de la littérature d’éloge.

L’amplification est généralement utilisée pour souligner le caractère admirable d’une action ; mais, « le panégyriste fait moins le récit d’une action qu’il n’en tire ce qu’on peut y trouver d’admirable. »

Debord écrit, en faisant allusion à son premier long métrage Hurlements en faveur de Sade, « que ce qui, chez [lui], a déplu d’une manière très durable, c’est ce [qu’il a] fait en 1952 » (35). Non seulement il revendique la précocité de son expérience (il a alors 21 ans), mais il semble vouloir faire penser que déjà pour la réalisation de sa première œuvre artistique, la société toute entière a été choquée, qu’elle l’a dès lors rejeté, qu’elle n’a plus voulu entendre parler de lui, qu’elle l’a dissimulé à cause de cette expérience avant-gardiste dans le cinéma, qui pouvait laisser présager bien pire dans d’autres domaines.

Et déjà, à propos de l’époque où il formait sa personnalité parmi les gens des classes dangereuses, il peut se flatter « de n’avoir […] rien oublié, ni rien appris » (38) de cette jeunesse « qui s’est si complètement perdue » (40). Cette frange extrémiste de la société, nihiliste, qui ne veut plus rien (re)connaître, il la nomme grâce aux procédés d’amplification. Ces personnes deviennent « les gens les plus imprévisibles d’une heure à l’autre » (34) ; les mots qui les qualifient le font avec une certaine grandeur d’apocalypse anticipée : ces gens sont « les signes précurseurs d’un proche effondrement de tout l’édifice de la civilisation » (33).

Les signes désignent le négatif, à peine perceptible mais présent, de la société “positive” des Trente Glorieuses ; précurseurs et proche condensent la chute du monde dans un avenir immédiat ; et la fin de la phrase, à travers la métaphore architecturale de l’écroulement d’un bâtiment, martèle par des mots forts, effondrement, civilisation, la dureté catastrophique de cette destruction. Les qualifications, presque grandiloquentes, qu’emploie Debord pour raconter ce moment de sa vie, correspondent à un état de fait, c’est-à-dire au contexte bien réel de la délinquance parisienne du milieu du XXe siècle.

Mais c’est surtout au rappel de son alcoolisme, auquel l’auteur consacre le chapitre III, que le procédé de l’amplification fonctionne à plein. Les excès de la boisson sont pris en charge par les excès qu’enregistre le texte. Ainsi, Debord écrit que « quoique ayant beaucoup lu, [il a] bu davantage » (42). Ici, la comparaison entre les deux activités (lire et boire) permet à la première de servir de relais amplificateur à la seconde.

L’activité de lecture (et son résultat, la culture littéraire), présentée déjà comme très importante, multiplie en quelque sorte par elle-même la passion de boire ; on arrive alors à une définition extrême de l’alcoolisme de l’auteur, lorsqu’il écrit qu’il a « bu beaucoup plus que la plupart des gens qui boivent » (42).

Pourtant, dans le genre des panégyriques, la manière de traiter un matériau donné est plutôt un « travail de gros. » Comme le souligne Pierre Zobermann, « l’amplification n’est pas un parcours de détail. » Et Debord répond, comme en écho, à propos de son parcours européen des boissons, que « le catalogue pourrait être vaste en cette matière » (45). L’éventail et la quantité suggérés demeurent au conditionnel, évoqués et garantis, mais non décrits. Simplement, l’auteur propose quelques catégories de classification, entre ce qu’il « buvait chez [lui], ou chez des amis ; ou dans les cafés, les caves, les bars, les restaurants ; ou dans les rues, notamment aux terrasses » (44). Toutes ces catégories sont liées à un repère spatio-temporel.

C’est d’abord Paris au milieu du siècle, puis ensuite ce sont de « grandes villes d’Europe » (45). Par cet effet de zoom arrière, l’auteur qui donne à voir amplifie son objet en élargissant son champ. Ce procédé d’amplification par l’espace joue le rôle d’une cadre doté d’une capacité d’agrandissement : l’image initiale en sort transformée, et le sujet traité prend d’autres dimensions, plus importantes.

Panégyrique utilise ainsi la fonction d’amplification, elle-même constituante du genre des panégyriques. La première phrase, importante par sa position par rapport au texte qu’elle annonce, est une mise en scène en forme d’hommage en même temps qu’une saisie du procédé.

Un panégyrique met aussi en place un autre procédé pour traiter son matériau, l’épidictique. Elle consiste dans la distribution du blâme et de l’éloge. Ici, elle marque une séparation d’une frontière absolue. D’un côté, le discours du blâme recouvre la critique de la société contemporaine et en propose une lecture particulière. De l’autre, la pratique des louanges investit différentes catégories dans lesquelles l’auteur se propose de nous exposer qu’il y a excellé : la pratique de ses plaisirs et de ses goûts ; l’écriture.

Le blâme apparaît dans la peinture de la société que décrit l’auteur ; ainsi, on peut lire les qualifications qui définissent un « monde blâmable » (67), une époque de « décadence générale » et un « empire de la servitude » (84), dont les lois sont écrites par un « tyran » (83).

Les mots énoncent ici la vérité d’une société qui se proclame démocratique, mais dont l’auteur perçoit qu’elle ressemble en beaucoup de points aux pires moments de servitude du Vieux Monde. Le terme monde définit la planète entière en cette fin de siècle (sous-entendue régie par les lois économiques), en même temps qu’il est le constat de l’évolution de la civilisation marchande qui s’est développée rapidement pendant deux siècles, et qui maintenant s’est imposée totalement. La marchandise a permis à la civilisation mondiale de se développer en une telle puissance, que l’économie, devenue planétaire, a pu se constituer en retour comme la seule puissance du monde moderne. Le monde de la marchandise est un « monde blâmable » qui a exilé l’homme et ses facultés hors de lui-même.

Debord condamne ce monde qui voit son déclin annoncé par la « décadence générale » qui le caractérise à ce stade de son évolution. Le topos du déclin, de la chute, comme finalité et comme fatalité intrinsèquement liées à toute civilisation, à tout empire, est le thème classique de la grandeur et de la décadence des empires ; il est déjà présent chez Montesquieu ou, plus récemment, chez Brecht.

Mais l’auteur prophétise sur l’aboutissement de l’ensemble du mouvement de dissolution à l’œuvre en cette fin de XXe siècle. Pour lui, il n’y a jamais eu de splendeurs à l’apparition du monde marchand, seulement les misères des « vulgaires débuts […] de n’importe quelle forme de supériorité sociale » (25-26).

Cette décadence autorise donc le maître à s’autoédifier le tyran d’un empire à la dérive, pour en sauvegarder les restes à son profit. Le terme tyran peut rappeler la période à Athènes qui a précédé la démocratisation de la cité, période pendant laquelle le pouvoir était aux mains de la puissante aristocratie terrienne. La notion de modernité se trouve réinvestie des archaïsmes les plus antidémocratiques. Les mots empire et servitude peuvent faire allusion à l’empire totalitaire qu’était devenue Rome à la fin du IIe siècle, et à la situation de la population paysanne réduite au servage. On peut aussi penser à l’ouvrage de La Boétie, le Discours de la servitude volontaire, écrit en 1576. « L’honnête esclave » (83), isolé dans son existence précipitée, vend ses journées asservies aux maîtres qui l’exploitent.

À cette peinture sombre d’un monde moderne qui emprunte ses caractéristiques aux temps de servitude du passé s’oppose le chant des louanges que l’auteur se décerne à lui-même. Ces louanges distinguent deux catégories précises : les plaisirs de l’auteur, l’alcoolisme surtout ; et ses pratiques, principalement l’écriture.

La principale catégorie dans laquelle ces louanges se développent est celle d’une vie de plaisirs attachée à la satisfaction de goûts personnels. Debord écrit qu’il a « goûté des plaisirs peu connus des gens qui ont obéi aux malheureuses lois de cette époque »(26), qu’il n’a eu « que l’obligation de suivre sans frein tous [ses] goûts. »(27).

À la servitude des différentes formes d’emploi du temps de la société se substitue la liberté recherchée et éclairée d’un individu sûr de lui, qui a « assurément vécu comme [il a dit] qu’il fallait vivre » (53). L’éloge est distribué dans les ordres dont l’auteur s’est reconnu appartenir, et dans lesquelles il prétend avoir excellé ; « dans le petit nombre des choses qui m’ont plu, et que j’ai su bien faire, ce qu’assurément j’ai su faire le mieux, c’est boire » (41-42), et il en a été ainsi « grandement estimé » (43) par les gens qui pratiquaient et honoraient ses mêmes passions.

Une autre catégorie dont l’auteur veut faire l’éloge pour y dévoiler sa propre réussite est celle de l’écriture : aussi bien d’un point de vue esthétique, de la part d’un « auteur qui écrit à un certain degré de qualité » (63-64), que d’un point de vue du sens et de l’efficacité du discours. Ainsi, il note, en se mettant en scène parmi des hommes qui ont pratiqué le métier d’écrire et ont suivi aussi des activités militaires, que « [eux qui ont] pu faire des merveilles avec l’écriture, [ils ont] souvent donné de moindres preuves de maîtrise dans le commandement à la guerre » (70).

Si l’on considère son activité de guerre théorique contre la société dans les années soixante, à travers la revue de l’IS, et son essai La Société du Spectacle, on peut effectivement dissocier une critique radicale et maîtrisée dans ses écrits, d’avec une pratique sans résultat et qui n’a rien modifié du réel. La théorie n’a pas rejoint la pratique sur son terrain.

L’éloge de l’écriture vaut déjà pour lui-même, mais il permet en outre de relativiser l’échec de la mise en œuvre ; celle-ci apparaît comme secondaire, comme un plus ajouté ensuite, et qui aurait malheureusement échoué ; ou bien, observée dans un vaste ensemble collectif, cette mise en œuvre ratée devient l’écho d’une longue hérédité dans le domaine des opérations sur le terrain.

Il ne reste plus alors pour l’auteur qu’à s’insérer dans une autre chaîne de filiation digne d’éloges, celle des critiques de l’économie, dont les ouvrages ont marqué la pensée philosophique, politique, économique et sociale. Il se cite lui-même comme l’analyste, aussi lucide et prophétique que ses prédécesseurs, du devenir d’un monde dont il n’a pu modifier le cours.

Ces catégories, qui reçoivent une distinction par l’éloge, sont en fait construites en parallèle avec celles qui sont caractérisées négativement. Le « mouvement comparatif », qui régit Panégyrique, « permet de relever les altérités entre divers objets. » Pline, par exemple, faisait l’éloge de Trajan en le comparant et en l’opposant aux mauvais princes qui l’avaient précédé.

Ici, l’éloge de certaines catégories doit faire ressortir en même temps le blâme d’autres catégories, et réciproquement. Le parcours de l’épidictique est l’opposition absolue entre le blâme et l’éloge, et le renforcement de chacun d’entre eux par l’autre. Il y a une sorte de fuite dynamique, à partir du centre absent d’un discours neutre, vers leurs propres extrêmes. Ainsi, la force de conviction investie dans chacun de ces deux ordres acquiert un plus grand pouvoir de persuasion lors de la réception.

Une autre caractéristique des panégyriques se retrouve dans l’œuvre de Debord : son texte repose sur des mécanismes d’allusion. Comme l’écrit Marie-Claude L’Huillier, « les auteurs [d’]éloges travaillent constamment l’implicite. » Panégyrique génère ainsi une sorte de discours caché, convoque des références du passé pour mieux emporter l’adhésion sur des événements contemporains.

Les références implicites à un passé proche ou lointain créent une connivence entre celui qui les nomme et celui qui les lit. À propos de la transformation urbanistique de la capitale dans les années soixante-dix, Debord écrit que l’on « nous a donc enfin punis par une destruction aussi complète que celle dont nous avaient menacés jadis le Manifeste de Brunswick ou le discours du girondin Isnard : afin d’ensevelir tant de redoutables souvenirs, et le grand nom de Paris » (51).

Cette nouvelle trouée, la seconde majeure après celle d’Haussmann au XIXe siècle, et dans le même esprit de contrôle et de répression facilités en cas d’émeutes, est assimilable pour l’auteur aux destructions promises par un général au service de la Prusse, et défendant là les intérêts de l’aristocratie française ; et par un membre de la Convention, devenu baron d’Empire, et qui ensuite se rallia à Louis XVIII.

Ici, le jeu allusif, qui a pour argument la destruction de Paris, est censé créer un réseau de traîtres au pouvoir (gouvernement français, général étranger au service de l’aristocratie française, représentant national mais surtout homme de pouvoir), identiques dans leur projet de contenir et de réprimer les protestations populaires. Ce procédé établit aussi clairement un classique schéma oppresseurs-oppressés.

Mais le jeu des références implicites concerne plus justement la mention des soulèvements populaires. Ainsi, le rappel du passé est « l’occasion d’identifications successives, qui substitue d’autres lieux aux conflits en cours. » La révolution de mai 1968 va être réinvestie du poids de révolutions du passé ; et celles-ci vont garantir en retour l’importance de celle-là, et persuader le lecteur de l’exactitude en tout des faits rapportés par l’auteur.

Ainsi, l’allusion à l’insurrection républicaine sous la monarchie de Juillet est évoquée par quelques références précises : les barricades, la date 1832 (16). C’est la répression qui est la plus fortement nommée implicitement, avec un terrible et lucide « Souvenez-vous du cloître Saint-Merry… » (les points de suspension marquent autant la coupure dans l’extrait de la lettre que le renforcement de l’effet allusif).

Le rappel des révolutions, dont le foyer a souvent été Paris, recouvre la volonté de présenter celles-ci comme des possibilités permanentes qu’a su prendre le peuple, mais qui aussi ont toujours échoué. C’est dans ce sens que l’on peut comprendre la brièveté de l’allusion aux journées insurrectionnelles de juin 1848 (16). Elles sont évoquées pour mémoire, comme une convulsion de plus dans l’histoire des soulèvements parisiens.

Ce phénomène de rappel allusif est suprêmement condensé dans la formule « personne n’a soulevé deux fois Paris » (79). Cette expression convoque la totalité des périodes de troubles de la ville : les agitations communaliste et révolutionnaire des XIVe et XVe siècles, les guerres de Religion, la journée des barricades en 1588, la Fronde au XVIIe siècle, la Révolution française, les insurrections au XIXe siècle, les manifestations au XXe siècle. Par ailleurs, Paris fut longtemps suspect aux Rois, et ce n’est qu’à partir de François Ier que la ville devint résidence royale.

Mais ce ne sont pas uniquement les événements du passé qui sont convoqués implicitement, ceux du présent subissent le même traitement, comme par exemple « la révolte de mai 1968 » (35), dont les mentions les plus marquantes encadrent le texte.

Le dernier mouvement révolutionnaire important de l’Occident, pour l’auteur, acquiert par là le même statut que toutes les autres révolutions. La superposition des âges recadre tous ces moments dans une perspective égale. La profondeur de temps ainsi obtenue crée une substance qui lie entre elles toutes ces tentatives. Les allusions à mai 1968, au début du texte, par un commentaire d’une phrase de Clausewitz (12-13), et à la fin par un exemple de connivence avec le lecteur, « comme on sait » (85), mêlées à d’autres références révolutionnaires, disent la place que Debord veut réserver à cette révolte dans son livre.

Dans les panégyriques, cette volonté traduit une stratégie du discours. Comme l’écrit Marie-Claude L’Huillier, « les orateurs énoncent tout autre chose que la vérité des faits », ils transforment les données du réel pour en fabriquer une histoire différente. Ils élaborent une « imagerie mentale ».

Chez Debord, est-ce le désir de magnifier une révolution qu’il avait entrevue, mais qui comme d’autres a échoué ? Ou celui « d’accorder le plus d’importance possible à 68 et donc à lui-même. » À considérer l’ensemble de la stratégie discursive dans Panégyrique, on peut conclure que c’est moins la révolte et le jugement porté sur elle qui importent, que le sens que l’auteur veut lui donner, précisément dans son livre.

Et justement, le meilleur procédé pour faire jouer à cet événement le rôle souhaité, est de le convoquer de manière allusive ; car il se présente alors comme un argument de seconde ligne, dont la présence en arrière-plan lui confère un pouvoir de persuasion plus fort.

En conclusion de ces deux premières parties, l’on a vu Panégyrique réinvestit des caractéristiques essentielles du genre des Mémoires de l’aristocratie française : Panégyrique relève donc du genre des Mémoires.

Mais les procédés de la littérature démonstrative sont aussi très présents dans ces Mémoires. Ils prennent en charge une importante partie du discours.

Ces deux analyses prouvent la volonté consciente de Debord de présenter ses Mémoires comme une apologie personnelle. Il écrit d’ailleurs, à propos de Mémoires du Cardinal de Retz, qu’ils sont « son propre panégyrique » (32).

Les Mémoires sont un genre subversif, c’est-à-dire le signe d’une vie en marge ; les panégyriques, au contraire, sont un genre officiel, soit l’expression de la majorité. Intituler ses Mémoires Panégyrique revient à proposer de réinvestir son contenu, soit la vie poétique de Debord, dans la vie quotidienne des autres hommes.

Il y a donc une opposition chiasmique et incomplète entre le titre d’un livre qui reprend l’appellation d’un genre officiel mais dont le contenu est subversif ; et l’absence du titre du genre subversif qui qualifierait la vie des autres hommes. Panégyrique propose donc un premier glissement de sens entre son titre et son contenu.

À suivre…

Les glissements de sens dans “Panégyrique” de Debord (première partie)

Panégyrique constitue les Mémoires de Debord & montre la volonté de l’auteur de les présenter comme une apologie personnelle.

Le genre des Mémoires apparaît en France, dans la haute noblesse, sous les règnes de Henri IV et de Louis XIII (de 1562 à 1643). Ces textes décrivent « le décompte en hauts faits, en services rendus, de ce qui a été sacrifié au Roi, dans un contexte de justice exacte » ; ils constituent un « dossier préparé devant le tribunal de la postérité », à travers « la balance des échanges entre les grandes familles et la dynastie régnante. ». Le précurseur de ce type d’écrits est le seigneur de Montluc (1502-1577), dont les Commentaires sont une « réponse à l’ingratitude de la cour » ; il y défend son honneur et sa mémoire « afin que mon nom ne se perde ny de tant vaillans hommes que j’ay veu bien faire, car les historiens n’escrivent qu’à l’honneur des roys et des princes. Combien de braves soldats et gentilshommes ay-je nommé icy dedans, desquels ces gens ne parlent du tout, non plus que s’ils eussent jamais esté ! »

« Les Commentaires s’achèveront sur un bouleversement appel à Dieu et aux morts pour qu’ils témoignent avec Montluc de la vérité dont son écrit est porteur, vérité qui se dressera à jamais en faux contre les silences et les mensonges des historiens stipendiés par les Cours. » Ainsi, un seigneur oppose « sa vérité de héros réel aux comptes truqués des historiographes royaux » par le mémoire des « dettes et des créances qui soutient son orgueil militaire face au trône. »

Antoine Furetière (1619-1688), dans son Essai d’un dictionnaire universel, donne ces définitions du terme mémoire : au sens moral, “faculté de se souvenir, et aussi image que la postérité garde d’un grand homme” ; et au sens concret, “écrit sommaire que l’on donne à quelqu’un pour le faire souvenir de quelque chose (dans les domaines juridique, politique et financier).” Les mémoires, avec une minuscule, sont des “rapports écrits sur des points précis, qui étayent l’œuvre ou l’acte qu’ils préparent, mais destinés à disparaître derrière l’œuvre ou l’acte” : ce sont des documents destinés à rester dans les archives.

Les Mémoires, avec une majuscule, sont des « livres d’historiens écrits par ceux qui ont eu part aux affaires ou qui en ont été témoins oculaires, ou qui contiennent leur vie et leurs principales actions, ce qui répond à ce que les Latins appelaient Commentaires. » Les mémoires sont devenus Mémoires « grâce à la qualité de leurs rédacteurs, grâce à la dignité des faits dont des Princes, des Ducs et des Maréchaux font le récit. »

Si « de grands seigneurs, des généraux d’armée prennent la plume », alors que le nom d’auteur est un signe affamant, c’est pour s’opposer à la toute-puissance de l’historiographie royale. L’Histoire est, au XVIIe siècle, « le genre le plus noble parmi les genres en prose, mais c’est un genre fantôme », dont l’idéal dépasse une réalité beaucoup plus pauvre.

L’écriture d’une histoire idéale est impossible « dans un pays aussi profondément divisé, dont les querelles présentes se nourrissent du souvenir de celles du passé », et dont l’atmosphère est au “dramatisme politique” permanent. Ainsi, les Mémoires vont constituer les « ébauches encore imparfaites d’une Histoire idéale qui reste à écrire », où la « monarchie est partie, et non juge », de ce fait « la plus dangereuse, parce que la plus puissante, et la mieux armée pour imposer à la postérité sa vérité particulière. »

Ce que recherche l’aristocratie, à travers la rédaction de ses Mémoires, c’est l’absence de « médiations entre le lecteur et les documents authentiques » qu’elle trouve dans ses archives (ordres, lettres, patentes et brevets) ; elle veut « persuader le lecteur qu’il est l’historien qui achèvera mentalement, par le jugement qu’il rendra, le dossier qu’elle lui présente. »

Ces Mémoires protestataires, dont l’existence même compromet « la validité d’une Histoire tout entière dominée par le mythe royal », sont potentiellement dangereux pour la monarchie (surtout ceux écrits après les troubles de la Fronde) : ils sont publiés à l’étranger ou après la mort de Louis XIV (par exemple, les Mémoires de Retz sont publiés en 1715, ceux de Motteville en 1723, tous les deux à Amsterdam).

Mais la monarchie absolue a raison de ce genre contestataire de son pouvoir. Le topos proprement aristocratique du champ de bataille et de son sang versé se déplace vers « la vie mondaine et la vie de Cour, le commerce du monde. » La veine des Mémoires de la grande noblesse guerrière fière de ses droits disparaît.

« Les mémorialistes élaborent une représentation [du monde] en diptyque », entre d’un côté la domination, représentée au XVIIe siècle « sous la forme d’un réseau changeant de liens et d’alliances, qui ne comporte que des complices, […] une vie de cour peinte comme lieu de cabales et d’intrigues. » ; de l’autre, le mémorialiste, qui au XVIIe siècle s’affirmait contre cette Cour, ses goûts et ses pratiques, et qui s’oppose à cette domination.

La domination au XXe siècle, comme nouvelle « forme de supériorité sociale » (25), n’est plus la Cour, mais le Spectacle. Celui-ci est caractérisé par « la production économique présente, et la puissance de communication dont elle s’est armée. » (53). Il est la valeur d’échange se développant pour elle-même. Le Spectacle est le développement absolu de la société économique, son stade ultime. Il est aussi sous le contrôle des mêmes individus : « pour la première fois, les mêmes ont été maîtres de tout ce que l’on fait, et de tout ce que l’on en dit » (82).

Debord insiste sur la spécificité de la société spectaculaire, croit que « l’époque présente est très peu comparable avec le passé. » (18). Il ironise sur l’hypothétique progrès d’un temps où « beaucoup de nouveaux métiers [sont] […] créés à grands frais à seule fin de montrer quelle beauté [a] pu atteindre depuis peu la société » (61). Le Spectacle ne demande, comme développement quantitatif des choses, que des hommes capables de le servir, des « techniciens » (66). Ceux qui n’ont pas l’aptitude à ce genre de travail doivent obéir aux « malheureuses lois » de l’époque. Le Spectacle conjugue développement économique et décadence sociale.

Celle-ci se manifeste sous de nombreuses formes, que l’auteur recouvre de la formule « les plaisirs de l’existence » (82). On peut y placer des thèmes écologiques : la nourriture, l’air, l’eau. L’auteur pense que beaucoup « de choses ont été changées, dans la surprenante vitesse des catastrophes » (15). Tous les objets de la vie humaine auraient été pollués par la raison économique, jusqu’à l’homme lui-même. Il n’est pas le citoyen satisfait d’une République démocratique, mais « l’honnête esclave » (83) du nouvel « empire de la servitude » (84).

La domination sociale du XXe siècle est donc le Spectacle, « l’auto-portrait du pouvoir à l’époque de sa gestion totalitaire des conditions d’existence. » Il est l’investissement économique de toutes les catégories de l’existence humaine. Il est la soumission de l’homme à son propre développement.

Le mémorialiste Debord, lui, s’affirme contre cette société. Il n’a « jamais cru aux valeurs reçues par [ses] contemporains » (16). Il ne veut pas connaître les « discours trompeurs » (17) du Spectacle. Il n’a, par rapport à l’aristocrate mémorialiste, aucun orgueil a soutenir, de quelque nature qu’il soit, devant la société. Il s’est « choisi comme centre du monde » (17), c’est-à-dire seul capable à décider de ses choix, de ses goûts et de ses jugements. Étranger à toute activité qui entrerait dans le cadre spectaculaire, il n’a bien sûr pas « penser à étudier une seule des savantes qualifications qui conduisent à occuper des emplois » (24) dans cette société.

Il se définit au contraire à l’opposé de tout ce qui est accepté dans le Spectacle : il note « n’avoir jamais accordé que très peu d’attention aux questions d’argent, et absolument aucune place à l’ambition d’occuper quelque brillante fonction » (25). Il ne peut donc que mépriser les « appréciations […] et les réputations » (39) que le Spectacle décerne. Son attitude radicale ressort aussi de sa continuité absolue ; il affirme, au moment de l’écriture de Panégyrique, que ses « goûts et [ses] idées n’ont pas changé » (31) quant à la société.

La représentation du monde en diptyque, entre d’un côté la société spectaculaire, de l’autre Debord, est présente dans tous les chapitres du livre. Elle est la marque continue, dans un livre qui se veut aussi le récit de la vie de l’auteur, de la séparation intransigeante qu’il a voulue établir entre lui et la société de son temps.

Panégyrique reprend aussi l’argument aristocratique du retrait du monde du mémorialiste. Son lieu d’écriture ainsi défini en marge lui permet d’affirmer sa différence et sa liberté par rapport aux hommes demeurés dans la société.

À la « mise en scène du désordre du monde » qu’est le portrait du Spectacle, Panégyrique oppose la situation marginale de l’auteur. Les Mémoires sont écrits par des exclus qui « envisagent une société avec laquelle ils ont rompu » : ils peuvent affirmer leur liberté de plume par rapport à « ceux qui sont restés dans le monde. » La séparation du mémorialiste d’avec son époque lui permet de tout dire.

Ainsi, Debord n’est « arrêté par aucun […] empêchement » (13-14) : il note savoir écrire, n’être pas « retenu par des intérêts ou des ambitions plus actuels » (13), ne pas avoir peur, et ne pas « s’embarrasser du souci de ménager sa propre réputation » (13).

Cette situation marginale lui permet d’affirmer sa différence et sa liberté, dans sa vie et dans le récit de celle-ci. Il peut donc raconter ce qu’il « a fait et ce [qu’il] a connu, ses passions dominantes » (17). Il donne ainsi à la société à laquelle il parle, par la mention de ses « conversations et [de ses] fêtes, et [de ses] rencontres, et [de ses] passions tenaces » (56), « le spectacle [sic] d’une transgression heureuse. »

Cette situation d’énonciation correspond paradoxalement à un lieu valorisé dans la société, la capitale de son pays. Debord magnifie la ville de Paris, où il a habité « durant la plus grande part de [son] temps » (49-50). Il délimite même le périmètre exact de ses activités, situé « précisément à l’intérieur d’un triangle défini par l’intersection de la rue Saint-Jacques et de la rue Royer-Collard ; celle de la rue Saint-Martin et de la rue Greneta ; celle de la rue du Bac et de la rue de Commailles » (50).

Cet amour de Paris lui est un moyen de mettre en avant son attitude d’honnête homme pendant « les répugnantes “années soixante-dix” » (52). La capitale aurait en effet été transformée, sous le gouvernement Pompidou, par exemple autour des quais de la Seine, pour permettre une plus libre circulation des véhicules. On peut supposer que Debord considère cette nouvelle trouée l’égale de celle opérée par le préfet Haussmann au XIXe siècle, dans le but d’améliorer le contrôle répressif.

Mais Debord a quitté Paris au moment de ce qu’il a jugé être son « abaissement » (53). Il a ainsi renforcé sa position marginale et radicale contre « l’opinion de ceux qui condamnent quelque chose, et n’ont pas fait tout ce qu’il fallait pour l’anéantir » (53). Il peut alors décrire cette manière de vivre noblement comme la défense de sa qualité et de sa dignité.

Parce que son excellence n’a pas été prouvée par la société de son temps, car il n’a « certes pas été bien vu par tout le monde » (54), et parce qu’il a connu la défaite et les blâmes, le mémorialiste doit « faire prévaloir le récit de son existence privée pour en affirmer la cohérence. »

Debord avance que « les traces [de son existence sont] exemplaires » (15). Il peut donc simplement noter « ce [qu’il a] aimé ; et tout le reste, à cette lumière, se montrera et se fera bien suffisamment comprendre » (15). Son récit peut dès lors aborder toutes les catégories auxquelles l’auteur s’est identifié pendant sa vie : la langue, la criminalité, l’alcoolisme, la subversion, la guerre…

Ces thèmes particuliers à l’auteur mettent en valeur la grandeur morale de sa conduite qui garantit la cohérence de sa vie. Son portrait est traversé de manière traditionnelle par la topique encomiastique ; il mentionne sa naissance, « en 1931» (23) ; il raconte l’histoire de ses débuts et son « éducation insouciante » (25) ; il rappelle aussi qu’il a eu le loisir de lire « plusieurs bons livres » (26) à cette occasion.

Il décrit ses qualités, ses penchants et ses passions précoces, et « l’obligation de suivre sans frein tous [ses] goûts » (27). On peut lire le récit de ses plaisirs transgressifs avec de « jeunes voyelles perdues » (37). Il rappelle aussi sa passion de boire, « acquise vite » (41).

Le récit d’une vie passe de surcroît par la mention d’une toponymie précise. Les noms de villes inscrivent dans le texte une mythologie des lieux ; ils sont en même temps la garantie de vérité du récit, sa réalité avouée.

Debord peut ainsi rappeler les pays et les villes où il a habité : Paris, jusqu’au début des années soixante-dix, et au moins à partir du « milieu de l’hiver de 1988 » (59) ; mais aussi l’Italie et l’Espagne, surtout Florence et Séville. Ces pays ont été les lieux où il a recherché en plus « quelques dangereuses rencontres » (54).

Il a aussi habité, à l’opposé du cadre urbain, « une Auvergne désertée »(56), un lieu de retraite, d’« isolement » et d’« impressionnante solitude » (59). Il note lui-même la complétude de son être : il est un « homme des rues et des villes »(59) mais qui a été capable aussi d’apprécier « le charme et l’harmonie »(59) d’un lieu désert.

Ces noms de lieux élaborent dans Panégyrique une véritable mythologie & garantissent en outre la vérité de ce que le texte énonce.

Il est cependant important pour la stratégie du discours que toute sa vie n’apparaisse pas : celle-ci doit être projetée au-delà de Panégyrique. Mais ces quelques éléments ont aussi pour fonction de délimiter un espace protégé et cohérent, opposable à la supposée débâcle de la société spectaculaire.

Si le mémorialiste se fait “historien de lui-même”, il est aussi un historien de son temps. Et Debord, en rédigeant ses Mémoires, se « persuade que les grandes lignes de l’histoire de [son] temps en ressortiront plus clairement » (14).

Les Mémoires mettent en scène un « sujet d’élection […] dans les périodes de troubles politiques, [et] telles que les a vécues un rebelle malheureux » (par exemple le Cardinal de Retz au moment de la Fronde, ou Chateaubriand pendant la monarchie de Juillet). Ainsi, Debord rappelle au début de son texte que « toute [sa] vie, [il n’a] vu que des temps troublés, d’extrêmes déchirements dans la société, et d’immenses destructions », et qu’il a « pris part à ces troubles » (11).

S’il peut écrire l’histoire de son époque, c’est parce que lui-même y a participé en tant qu’acteur, mais acteur du camp adverse. Il peut donc croire que le point de vue des historiens officiels ne lui sera pas favorable. Ses Mémoires vont lui donner l’occasion d’apporter la vérité sur plusieurs de ses « actes ou de ses raisonnements [qui] […] peuvent avoir été mal compris » (11-12).

Le mémorialiste Debord se propose de faire connaître à l’avenir des faits restés cachés, ou négligés par les historiens, de rappeler « ces temps [qui] sont passés » (13). Il revendique son statut d’historien en fonction de ses grandes connaissances théoriques et pratiques : il considère en effet avoir « assez bien connu le monde ; son histoire et sa géographie » (49).

Il rappelle aussi, comme pour mieux situer sa propre histoire et sa propre géographie, les « guerres récentes » (33) sur le continent européen.

Ses Mémoires raconteraient donc l’histoire de son temps, parce qu’ils seraient le témoignage véridique d’un de ses acteurs privilégiés. L’auteur revendique en effet ce privilège d’historien car il dit être le seul capable d’écrire la guerre de subversion de son temps.

Si Debord feint de vouloir faire croire que ses Mémoires seront aussi un portrait de son époque, c’est parce qu’ils relatent une guerre particulière : « entre la tendance générale de la domination sociale […] et ce qui malgré tout a pu venir la perturber » (85). Debord propose en effet l’Histoire de la guerre de subversion qu’il a menée contre la société.

Il a mené cette guerre d’abord théoriquement, en s’employant « uniquement à faire [des] démonstrations historiques » (29) sur la destruction d’une époque. Mai 1968 a été le mois de déploiement pratique de ses conceptions stratégiques de lutte historique. Et ses Mémoires sont aussi un éclaircissement de la « grave responsabilité [qu’on lui a] souvent attribuée dans les origines, ou même dans le commandement » (35) de cette révolte.

Il pense être « presque seul à […] connaître des côtés assez importants » (13) de ce soulèvement : cet argument renforce son désir de paraître l’unique acteur capable de raconter cette guerre. Celle-ci a pu créer des moments dont Debord pense que les historiens officiels oublieront de relever, ou qu’ils tiendront cachés. Pour lui, seul un acteur du camp subversif vaincu, honnête et capable de raconter, peut relater les événements de mai 1968.

Il justifie cette position en rappelant l’exemple grec de l’histoire de la Guerre du Péloponnèse, écrite par Thucydide d’Athènes (22). Cette histoire est connue pour son exactitude absolue de documentation, et pour la probité dans la manière de relater les faits. Elle est aussi écrite, impartialement, par un vaincu de cette guerre.

Debord rappelle ainsi qu’aucun « autre témoin » n’a pu venir contester ce que Thucydide avait écrit de cette guerre, en apportant « quelque différente interprétation des événements » (22). Il revendique donc pour lui-même le statut de l’historien grec. Son histoire de la subversion sera racontée par un vaincu qui sait écrire, et en plus de manière impartiale.

Il dit être certain que « personne n’aura l’audace » de « soutenir un autre point de vue » (22-23) sur les faits qu’il rapporte.

L’historien Debord se met donc en scène comme le seul acteur de la guerre de subversion de son époque capable de la raconter. Son point de vue prévaudrait pour le récit impartial des événements.

Les chiffres entre parenthèses renvoient aux pages de l’édition Gallimard publiée en 1993.

L’Histoire du patronat de 1945 à nos jours (quatrième de couverture)

Des Trente Glorieuses au capitalisme mondialisé d’aujourd’hui, en passant par le choc pétrolier de 1973, les nationalisations de 1981 et les privatisations de 1986 : derrière ces étapes bien connues de l’histoire récente de l’économie française, s’en cache une autre, plus secrète. Celle des hommes qui ont réellement fait le capitalisme français de l’après-guerre. C’est cette histoire que raconte ce livre : le rôle des anciens cadres de Vichy dans la Reconstruction, les liens du patronat avec le monde de la pègre, le financement secret des partis politiques, les dessous du paritarisme, les caisses noires des syndicats patronaux… Il plonge le lecteur dans les arcanes d’un véritable « système » né dans les années 1950 et toujours actif depuis…
Au gré des révélations qui rythment l’ouvrage, le lecteur découvrira des lobbyistes capables de se tailler des réglementations sur mesure au mépris de la santé des citoyens, un patronat qui a su mobiliser médias et intellectuels pour convertir les élites politiques aux « mérites » de la finance dérégulée. Ou le rôle central de personnages aussi puissants que discrets, au coeur de réseaux politiques et économiques méconnus. Enfin, cette somme remarquablement informée révèle les vraies origines de nombre de grandes fortunes françaises, d’hier et d’aujourd’hui : subventions extorquées à l’État, entreprises publiques bradées, rachats de sociétés dans des conditions obscures, affaires troubles dans la « Françafric » ou dans l’immobilier, montages financiers aux marges de la légalité, fraude fiscale, espionnage, etc. La légende de patrons conquérants, prenant tous les risques pour faire leur fortune à la force du poignet sort sérieusement écornée de ce magistral livre-enquête.

L’Histoire du patronat de 1945 à nos jours

Il s’agit d’abord d’une somme, d’un livre très long, très riche d’informations, complexe, dans lequel il est difficile de prendre des notes. Il se décline en parties et sous-parties présentées dans l’introduction du livre, qui donne déjà le ton : par exemple, la caisse noire de l’UIMM a financé syndicats, chercheurs, journalistes, responsables politiques. Ou encore : une grande partie du patronat français est parvenue à faire oublier son passé vichyssois & à prendre toute sa part dans la Reconstruction.

Mais l’axiome fondamental sur lequel est basé le livre, et que beaucoup, des économistes surtout, rejetteront, repose sur un fonctionnement de l’économie, et singulièrement celui du capitalisme moderne industriel hérité du XIXe siècle, basé sur la triche. Plus de lois économiques, plus de marchés à conquérir selon des règles préétablies, non, juste des prédateurs privés s’arrangeant avec un État complice afin de bâtir d’énormes fortunes. Le pantouflage n’est d’ailleurs plus hype, le parcours en sens inverse semblant plus prometteur.

La quatrième de couverture résume bien l’ensemble de l’ouvrage de patrons qui ont réellement façonné le capitalisme français dans un système né dans l’après-guerre avec recyclage des anciens cadres de Vichy dans la reconstruction jusqu’aux caisses noires des syndicats patronaux, en passant par le financement secret des partis politiques ou les graves dérives du paritarisme. Albertini, éminence grise du patronat et de Matignon sous Pompidou liée à l’extrême droite dans les années 1950, ou les conseillers du prince qui ont influencé les choix économiques des présidents de la Ve. On y voit d’efficaces lobbyistes destinés à tailler des lois sur mesure au détriment de la santé des citoyens, un patronat qui a su s’appuyer sur des intellos’ & de grands médias pour convertir les élites politiques aux mérites de la finance dérégulée.

On découvre comment se sont vraiment faites la plupart des fortunes françaises, d’hier et d’aujourd’hui : subventions extorquées à l’État, entreprises publiques bradées, rachats de sociétés dans des conditions obscures, montages financiers spéciaux, fraude fiscale, espionnage, coups fourrés, etc. La légende de patrons conquérants, prenant tous les risques pour faire leur fortune tels des entrepreneurs, sort sérieusement écornée de ce magistral livre-enquête.

Flaubert et le souvenir de la mort d’Emma

“Charles et sa mère restèrent le soir, malgré leur fatigue, fort longtemps à causer ensemble. Ils parlèrent des jours d’autrefois et de l’avenir. Elle viendrait habiter Yonville, elle tiendrait son ménage, ils ne se quitteraient plus. Elle fut ingénieuse et caressante, se réjouissant intérieurement à ressaisir une affection qui depuis tant d’années lui échappait. Minuit sonna. Le village, comme d’habitude, était silencieux, et Charles, éveillé, pensait toujours à elle.”

Ce dernier « elle » ne présente aucun antécédent auquel le relier. Il s’agit au regard de la stricte grammaire d’une faute — les « elle » qui précèdent désignent clairement la mère de Charles. Mais Flaubert est un génie en ce que cette absence d’antécédent creuse dans le texte l’absence d’Emma et fait sentir au lecteur sa disparition — voilà l’explication des impressions parfois inconscientes créées par les textes littéraires et leur puissance aveuglante.

Un autre exemple se trouve dans un autre roman de Flaubert, L’Éducation Sentimentale. Quand Frédéric Moreau découvre Mme Arnoux, aucun antécédent ne relie les « elle » successifs de son arrivée : le lecteur partage là aussi avec le personnage l’apparition de l’amour de Frédéric.

Flaubert use de manière parcimonieuse de cette caractéristique de la langue française, les plaçant à des moments stratégiques de ses textes. Faulkner et Mario Vargas Llosa en feront un usage plus massif, peut-être moins fin.

La Chine et sa lutte contre la corruption

A la mémoire de Simon Leys.

Depuis toujours, le pouvoir chinois utilise une fumeuse lutte contre la corruption des apparatchiks pour des luttes politiques de clans. Rien ne dit que la dernière mise en scène médiatique de cette pratique débouche sur un réel assainissement des agissements du pouvoir communiste, loin s’en faut.

La Chine est communiste, proposition aberrante en ce début de XXIe siècle, c’est-à-dire que le Parti détient tout le pouvoir et n’a pas l’intention de voir naître une opposition politique qui lui disputerait ses prébendes (comme à Cuba ou en Corée du Nord).

La Chine s’accommode parfaitement du « léninisme de marché », mélange d’économie libérale et de pouvoir autoritaire. Plus aucun libéral en Occident un tant soit peu sensé aujourd’hui ne pense comme il y a vingt ans que le libéralisme économique apportera un quelconque libéralisme politique.

La Chine va donc continuer à fabriquer pour le reste du monde les objets dont il a besoin, en faisant travailler les enfants, ce qui ne dérange pas un Bill Gates par exemple, les prisonniers du Laogaï et d’ailleurs.

Le malheur serait que cette Chine triomphante économiquement en vienne à prendre la place des Etats-Unis comme première puissance mondiale.

Sarkozy et la primaire de l’UMP

Le candidat Sarkozy sort énormité sur énormité pendant sa campagne ; il doit plaire à son électorat, réactionnaire ou à tout le moins conservateur. C’est ainsi qu’il s’en est pris à la loi Taubira instituant le mariage pour tous devant un rassemblement issu de la Manif pour tous. A Bordeaux récemment, il a jugé que les profs ne travaillaient pas assez (deux jours par semaine selon lui).

Que des quidams, des électeurs, les gens en général soient dans la totale ignorance les uns des autres (combien gagne un médecin, quelle facilité reçoit le salarié d’un grand groupe privé, etc.) est une chose acquise. Et Sarkozy, les autres aussi, jouent dessus.

Dans une démocratie saine, ne serait-il pas plus élevé d’apporter de vraies réponses à des questions et des problèmes posés rationnellement ? Sans doute est-ce trop demander à la l’activité politique.

Debord et la subversion de la langue

Dans ses Commentaires sur la société du spectacle, Debord écrit : « Le pouvoir est devenu si mystérieux qu’après l’affaire des ventes illégales d’armes à l’Iran par la présidence des États-Unis, on a pu se demander qui commandait vraiment aux États-Unis, la plus forte puissance du monde dit démocratique ? Et donc qui diable peut commander le monde démocratique ? » Le morphème « aux », dont le sens selon la grammaire traditionnelle doit être bien fixé, est ici flottant : il s’agit à la fois d’une préposition et en ce cas désigne un groupe aux États-Unis, Reagan et ses conseillers, manœuvrant pour vendre des armes à l’Iran, et d’un article amalgamé, désignant de l’extérieur ce même pays dirigé par des ayatollahs. Les deux lectures éclairent le sens du passage : quelle forces, aux États-Unis et à l’étranger, peuvent décider d’élections démocratiques dans un pays libre ? L’expression « qui diable » renvoie de manière ironique aux appellations réciproques de l’époque : Washington voyait dans l’Iran le “Mal” et Téhéran pointait “le grand Satan” américain. Les conflits de surface masquaient ainsi des relations politiques inavouables en profondeur. D’où la manière implicite de Debord de les évoquer comme une chose impossible, en forçant la langue.

La Préface à la quatrième édition italienne de « La Société du spectacle«  se conclut ainsi : « Les jours de cette société sont comptés ; ses raisons et ses mérites ont été pesés, et trouvés légers ; ses habitants se sont divisés en deux partis, dont l’un veut qu’elle disparaisse. » La répétition du son [e] simule le consensus des habitants de la péninsule italienne, mais le son disparaît à la fin de la phrase, laissant apparaître une véritable disjonction sociale. Les « raisons » et les « mérites » peuvent rappeler Tacite, Annales, Livre I, Chapitre XLVIII (« en temps de paix, on tient compte des raisons et des mérites ; lorsque la guerre est déclarée, les innocents et les coupables tombent pareillement »). C’est enfin une variation sur le Mane, Thecel, Phares (« compté », « pesé », « divisé »)1 de la Bible, Daniel, V ; Isaïe, XXI, 5 : elle annonce la chute prochaine de Babylone devant les Perses, pendant une fête et des réjouissances dans la ville (voir Hérodote, L’Enquête, I, 191). Cette conclusion s’apparente donc à un appel à la guerre civile et la promesse d’une victoire des insurgés révolutionnaires.

(Commentaire paru dans Wikipédia avec quelques modifications).